Pillage

Publié le 22.09.2015

Cher journal,

On pourrait croire que jouir de ma longévité libère de la peur de la mort; hélas, non. D’abord, la longévité n’est pas tout à fait la vie éternelle; et chaque siècle peut passer, je reste tout étonné de persister à vivre. Je n’ai pas même une forte poussée de sénéscence - ou alors, j’ai franchi depuis longtemps les portes de la sénilité, et ne m’en suis pas aperçu - pour m’aiguiller sur la venue prochaine de ma dernière heure. Mais, au delà de l’ignorance dans laquelle je me tiens sur mon propre compte, j’ai surtout peur de la mort des autres.

La longévité vous ôte cependant tout les tabous et le respect dû aux défunts. Tu as déjà entendu ma confession sur le trafic de tête coupées que je mis au point il y a quelques siècles. Chaque fois que le hasard me fournit l’occasion de rencontrer un autre vieillard de mon calibre, j’ai pu constater que nous étions tous d’une terrible insensibilité sur ce point. D’ailleurs, les quelques occasions où je me suis adonné au pillage de tombe, cela a toujours été à l’invitation d’un de mes semblables. Que l’on ne prenne pas ma franchise pour de la fierté; mais, à tout prendre, puisqu’il faut bien vivre, et que cela risque de durer longtemps, récupérer quelques babioles aux passages ne m’a jamais paru terriblement immoral - et j’insiste, nous n’avons jamais pris quoi que ce soit qui ait eu une valeur sentimentale. Du reste, les quelques rares moments où une momie s’est animée en plein milieu de notre activité, elle a toujours entendu la juste raison derrière ces arguments. Du reste, certaines nous ont même assisté, prenant leur part du butin avant de quitter rapidement le mastaba ou la pyramide où elles n’avaient aucune intention de demeurer une fois éveillée.

En repensant à ces exactions, et à l’émotion qui pouvait m’emparer lorsque, la torche à la main, j’attendais avec patience que l’un de ma bande finisse de défoncer un mur pour contourner une porte décidément trop solide ou qui nous paraissait agrémentée des ruses que les architectes déployaient pour arrêter notre activité, et disons le franchement, à l’immense satisfaction qu’on ressent lorsqu’on assouvit sa cupidité et qu’on met la main sur un trésor quelconque; ou encore, puisqu’il n’y a pas que les tombes closes, et qu’on peut très bien se livrer au pillage dans un cimetière, surtout lorsque le goût gothique nous envahit comme un ou deux siècles plus tôt, en me revoyant, la pelle à la main, récitant les fossoyeurs de Hamlet pour faire rire une amie de quelques siècles à qui j’avais suggéré une petite excavation mortuaire dans le but de l’impressionner, bref, en me revenant en file indienne, sans discontinuer, tout ces souvenirs finirent par me donner des remords.

Mais même les meilleures crises de consciences ont une fin, et celle-ci, comme les autres, ne dura guère. Au moins n’ai-je pas connu de rechute - mais je soupçonne que c’est surtout parce que la petite secte des gens qui ne meurent pas semble avec le temps avoir tout de même perdu certains de ses membres; ou ils se sont fait plus discrets. J’ai pu souffrir de cette solitude; à présent, je ne m’en porte pas plus mal. Tout grand âge vire au vampirisme, quelques décennies à peine y suffisent parfois. Au moins, lorsque nous nous en prenions aux bien des morts, nous laissions en somme les vivants tranquille, en ne heurtant jamais que leurs principes.

Mes conclusions m’amènent ainsi à tirer un bilan plutôt négatif de la vie longue, à tel point que je me demande si nous ne jalousions pas en somme les macchabés que nous allions dépouiller - jusqu’à ce que des poches vides me rappellent que mes actions passées avaient des justifications autrement plus matérielles. J’ai arrêté de m’interroger sur ceux que je vole, j’ai pris mon parti de faire au mieux et j’ai brûlé tout ce que je possédais qui ressemble de près ou de loin à un roman d’éducation.

Entrée suivante Entrée précédente