Caféterie

Publié le 01.12.2015

Enquête avec caféine

Cher journal,

Esterlin me laissa conduire son automobile, où il prit la place du mort. Il souriait de la moustache, et selon une technique éprouvée dans son administration, après m’avoir effrayé, s’empressait de me rassurer. “Vous savez, je ne l’ai appris que par hasard, quelques instants avant de venir vous voir… je suppose que vous alliez être prévenu d’une minute à l’autre.” Et puis, immédiatement après, ajoutant : “C’est votre premier meurtre, non ?”. Ma première enquête en la matière, certainement.

Nous arrivâmes vers onze heure du soir dans la Caféterie, une curiosité locale. Six décennies auparavant, l’aristocrate qui gérait notre petit coin de la Cerne Supérieure, souhaitant améliorer l’image de sa région et la doter de nouvelles activités économiques, fit transformer une vieille ferme en usine spécialisée dans la transformation des grains de café, qu’on importait au prix fort. Avec la chute de l’ancien régime, les coopératives locales avaient repris l’activité, confiée à M. Agarvéyi, un gaillard un peu suspect, que je tenais pour un ancien escroc et dont l’obséquiosité ne me plaisait guère. Il portait une mèche de cheveux noirs toujours collés sur le côté gauche, souriait sans ses dents et arborait une barbe comme à la mitraille, faite de bouts de poudre agglutinée. Contre mon antipathie naturelle, il venait me livrer lui-même le café, usant d’une bicyclette de livraison dont les pneus attaquaient tant bien que mal la neige dont l’hiver fait ici un usage surabondant.

La Caféterie tenait dans une seule pièce, remplie de sacs et d’engins variés. Alors que l’odeur du café envahit d’ordinaire ce type d’endroit, par un phénomène mystérieux, il y régnait en permanence une odeur de plastique brûlé. Au centre de la pièce trônait un magnifique torréfacteur tout en cuivre, composé de deux ronds parfaitement tracé, comme les peintres faisaient sur certains tableaux pour démontrer leur maîtrise, celui de la carotte et celui de l’énorme ramasseur où quatre pales brassaient lentement, comme un océan miniature, les grains assombris par la torréfaction. Sous le tambour et sur le four, on trouvait encore deux autres formes circulaires, une jauge dont j’ignorais l’utilité, et un petit hublot pour en examiner le contenu, qui donnaient une espèce de visage, ou au moins de paire d’yeux à la machine, qui prenait ainsi l’allure d’une divinité aussi bedonnante que bienveillante, une espèce de Bouddha à auréole, habillé de feuilles mortes.

Lorsque nous arrivâmes, l’engin était à l’arrêt; et, nous trouvâmes le cadavre d’Agarvéyi, le cul par dessus le déversoir du torréfacteur; il nous fallut l’en extraire pour voir son visage couvert de grains de café et de brûlures. Esterlin arpentait tranquillement la grande pièce, laissant les gendarmes s’agiter. De mon côté, je cherchais par tous les moyens à donner des gages de compétence en les assomant d’ordres. Malgré l’heure tardive, quelques fermiers voisins vinrent voir ce qui se passait, et je les fis disperser. Le Grand Commissaire vint me tapoter l’épaule, et me suggéra de faire évacuer le cadavre. Malheureusement, les lignes téléphoniques ne fonctionnent presque jamais ici; on envoya un gendarme à pied frapper à la porte du docteur local, dont la clinique vétérinaire devait bien disposer de quoi faire une morgue de fortune. Le temps de ce marathon, je fis les poches de la victime; je n’y trouvais qu’un mouchoir usé qui lui servait en même temps de portefeuille, d’ailleurs mal approvisionné. Pendant que le Grand Commissaire repartit se promener au milieu des sacs de café, je fis vider le déversoir du torréfacteur, espérant y trouver un indice. Les gendarmes marmonnaient, mais mon autorité naturelle, et surtout la présence d’Esterlin, les vit agir plus vite qu’à l’habitude; sans aucun effet, puisqu’il n’y avait rien d’autre dans la machine que des grains trop brûlés. Je faisais des grimaces devant cette mauvaise nouvelle, quand le commissaire me cria qu’il avait découvert quelque chose. En déplaçant un sac de café, il me révéla ce qui se cachait derrière : un sous-vêtement féminin au caractère quelque peu affriolant, probablement ramené de Paris ou d’une autre de ces villes aux moeurs dissolues.

Entrée suivante Entrée précédente