Descartes
Publié le 02.12.2015
Enquête avec caféine
Cher journal,
A l’exception de cette stupéfiante découverte, nous ne trouvâme aucun autre indice. Esterlin me proposa de me ramener chez moi et, cette fois-ci, poussa l’élégance jusqu’à tenir le volant lui-même. Nous fîmes route dans l’obscurité, le noir jamais complet de la nuit s’approfondissant à l’occasion comme nous passions sous les ombres des poteaux électriques et de maigres bouleaux. Si luxueux fût son véhicule de fonction comparé au mien, il ne disposait pas de phares. A mi-chemin, tandis que je lui indiquais où tourner à un carrefour, le Grand Commissaire lança: “Il est beau, notre pays, non ?” Je ne sais de quelle page de son manuel d’inquisiteur il tirait cette niaiserie patriotique. Je fis remarquer que la nuit ne permettait guère d’en goûter les charmes, mais il ne répondit pas à cette juste réflexion, préférant lancer un autre sujet. “Inspecteur R., je vais rester quelques jours dans la région. Oh, ne vous inquiétez pas, je ne suis pas homme à franchir les cloisons administratives qui nous séparent, et je ne reste certainement pas pour superviser une affaire de meurtre qui n’est pas de ma compétence. Mais plusieurs informateurs me disent que des saboteurs pourraient sévir dans votre canton, et cela relève bien plus de mon ressort, n’est-ce pas ? Je vais donc prendre mes quartiers près de chez vous et m’établir ici quelques semaines. Du reste, si vous voulez passer me voir de temps à autre et en profiter pour discuter du meurtre… vous comprenez, la police politique, bon, le travail ne manque pas d’intérêt, mais - et la voix du Commissaire prit soudain une forme aiguë, comme s’il opérait une figure acrobatique et manifestement peu naturelle avec sa gorge - j’ai toujours beaucoup aimé les histoires de police plus classique, la résolution d’un bon meurtre… Oh, je me méfie fort des pressentiments; d’ailleurs, je me permets de vous le dire, je vois d’un très bon oeil que vous ne semblez pas y aller à l’intuition; votre froideur sur la scène du crime, votre immobilité, tout cela trahi un esprit méticuleux et réfléchi. Tant de vos collègues se prennent pour des limiers en quête d’inspiration… Bref, je me méfie de l’intuition; mais tout de même, je vous avoue que quelque chose me dit que le meurtrier de la Cafèterie présente un esprit retors, et que sa traquera sera haletante !” La prudence et l’expérience m’ont appris à laisser monologuer les agents de la police politique; lorsqu’ils laissent un long silence, toutefois, il vaut mieux intervenir d’une manière ou d’une autre, de peur de paraître suspect.
“C’est à dire, commissaire, que pour le moment, je voudrais déjà être bien certain que nous avons affaire à un meurtre, et non à un improbable, à un terrible, mais à un malheureux accident.
- Ha !, inspecteur R., cet esprit méthodique, décidément ! J’admire, sachez-le, votre cartésianisme. Mais… ah, je tourne à gauche et nous sommes chez vous, n’est-ce pas ?… mais si je vous donne raison, évidemment, assurons-nous, prenons toutes les précautions nécessaires, n’allons pas nous lancer dans une chasse à l’assassin, là où il n’y aurait qu’une banale histoire de maladresse. Mais tout de même, et si je puis me permettre une généralité, quand on trouve de la lingerie dissimulée près d’un cadavre, je parie plus volontiers sur un meurtre que sur un accident.”
Esterlin parqua son coach sur mes plates-bandes et, grand seigneur, vint m’ouvrir la porte. Comme j’en sortais, il me posa ses mains sur mes épaules, et me transperça les yeux par l’intelligence des siens. Après quelques secondes de ce face à face désagréable, où il ressemblait à s’y méprendre aux Oupyrs des contes folkloriques de la région, il me prit carrément dans ses bras. “Ah, inspecteur, je vous fais une entière confiance et vous procéderez comme bon vous semble; la raison, notre sainte raison, marche avec vous et vous guidera mieux que je ne pourrais le faire moi-même. Passez me voir quand vous voudrez, je loge pour le moment à l’auberge Z… Et bonne chasse !”. Je balbutiais des remerciements dans son dos déjà tourné et qui s’enfournait dans la voiture.