Autopsie

Publié le 10.12.2015

Enquête avec caféine

Cher journal,

Le lendemain, je me rendais à la clinique du docteur P…, à qui j’avais confié la lourde charge d’entreposer le cadavre et de procéder sur celui-ci à un examen approfondi. Mais il ne se trouvait pas à son lieu de travail; les vaches d’une ferme à l’autre bout du canton étant gravement malade, il devait à tout prix user de sa science pour prévenir une épizootie. Le docteur traitait les bêtes et les hommes, mais les premières avec bien plus de tendresse que les seconds, essentiellement parce qu’il les connaissait et les comprenait mieux. Et s’il était le premier à se précipiter lorsqu’une truie mettait bas, il laissait les accouchements de notre propre espèce entre les mains d’une sage-femme - ce qui valait sans doute mieux pour tout le monde.

Avant de partir, il m’avait laissé une enveloppe m’expliquant son absence et, rédigées à la va-vite, sur son papier d’ordonnance, ses notes d’autopsie - je pus en profiter pour m’assurer que le docteur P… et l’auteur de la correspondance avec Agarvéyi n’étaient pas la même personne, puisqu’il me fallait autrement plus de temps pour déchiffrer l’écriture du docteur - trait commun à toutes les professions médicales, même élargie aux vétérinaires. Les cuisses du cafetier étaient marquées par des contusions, signe selon le docteur d’une rapide échauffourée au cours de laquelle il n’avait pas pu utiliser ses “membres antérieurs”, selon la formule employée, qui se trouvaient, eux, exempt de toutes blessures. Par un moyen inconnu, on avait plongé la victime dans le café brûlant, d’où les marques sur son visage; mais il était mort d’étranglement, une masse de grains s’étant logé dans sa gorge, tant et si bien que l’air n’y pénétrait plus. La tête d’Agarvéyi avait subi une pression considérable, comme en attestaient, dissimulée à l’oeil par la canopée de sa chevelure de magnifiques bleus dont le vétérinaire n’avait pu s’empêcher de dessiner les formes archipélagique sur son ordonnance. Selon le docteur P…., la force de son meurtrier méritait, en dehors de considérations morales, l’admiration; du reste, compte tenu de cette violence exercée sur le chef de la victime, une rupture pure et simple de la nuque se serait probablement produite au bout d’un moment, mais l’asphyxie vint à bout la première de l’organisme soumis à ces mauvais traitements.

Cette autopsie riche d’enseignement se concluait par un double conseil du docteur P…. Il me rappelait d’abord, sur une note personnelle, que ma constitution chétive exigeait la prise d’un coktail de vitamine, message déjà émis par le docteur lors de ma dernière visite médicale; ce d’autant plus que le meurtrier d’après cet examen ne pouvait être qu’une “gigantesque brute, à la limite de l’animal sauvage”, et dans la mesure où je devrais après l’avoir identifié, lui passer les menottes, mieux valait mettre toutes les chances de mon côté si cette formalité tournait à la rixe.

Je cherchais un suspect correspondant à cette impressionnante description. Ni André, dont le corps présentait plus des qualités esthétiques qu’athlétiques, ni les veuves suggérées par lui, ne me paraissaient assez puissants. D’un autre côté, la région ne manquaient pas de colosses musculeux et sans scrupules, en manque de travail et d’argent. Bref, il me fallait probablement désormais trouver deux meurtriers; un commanditaire et un exécutant - lesquels, en bonne procédure judiciaires, seraient sans aucun doute également coupables aux yeux du juge. La perspective de me retrouver avec pratiquement deux fois plus de travail me déprima passablement; et, cédant à un accès de paresse, je me décidais à passer la matinée chez moi à prendre le thé et écouter un disque que j’avais fait venir à grand frais de la capitale pour me remettre de cette mauvaise nouvelle. Il s’agissait d’un quatuor d’un compositeur qui entretenait des relations complexes avec le régime, et que moi-même je peinais à apprécier, mais à force d’entraîner mon oreille j’espérais parvenir à m’y habituer et à l’aimer. On m’avait beaucoup vanté son ironie, mais comme je ne la ressentais pas, je m’accablais à son écoute du sentiment désagréable d’être le seul à ne pas comprendre une plaisanterie et à ne pas m’esclaffer au milieu d’un parterre de rieurs.

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