Mansarde
Publié le 09.12.2015
Enquête avec caféine
Cher journal,
Agarvéyi logeait dans un bout de grenier, auquel on accédait par son propre escalier privatif, luxe généreux hérité de l’époque où la domesticité disposait d’accès pour se rendre invisible. La maison principale était partagée par trois familles sans histoires, que j’avertis de ma perquisition et qui se contentèrent de me regarder sans rien dire, bien étonnées que les autorités manifestent à leur endroit une telle politesse. Je grimpais ainsi jusqu’à une petite pièce remarquablement propre et rangée. Le mobilier était réduit au strict nécessaire, à l’exception d’un élégant meuble pour le linge sur lequel on avait posé un vase débordant d’un bouquet de roses blanches qui commençaient tout juste à fâner. Un vrai limier, d’un calibre supérieur au mien, a l’habitude de pénétrer la vie privée des morts et de ne pas se reposer sur des préjugés; j’avoue pour ma part ne pas avoir imaginé ainsi l’intérieur d’un célibataire adepte de combines. Ma surprise laissa place à la satisfaction paresseuse de savoir que fouiller l’endroit serait aisé - on ne mesure pas à quel point la perquisition devient intolérable dans un environnement foutraque. Je n’eus aucun mal à trouver, sous l’oreiller, une enveloppe contenant les fragments d’une correspondance composée d’allusions et dénuée de signatures. En feuilletant les quelques papiers, je compris qu’Agarvéyi cherchait à soustraire quelque chose à l’auteur de ces courriers. Mais impossible d’identifier celui-ci, ni les preuves sur lesquelles reposaient ce chantage; ni même exactement ce qu’exigeait le cafetier, argent ou faveur. Le reste de la pièce ne me vint pas en aide. Mais je disposais tout de même désormais d’un mobile très probable, et pris d’optimisme, je songeais même que j’avais en ma possession une indication sur la graphie du meurtrier.
Je m’assis sur le petit lit de la victime et examinai par la lucarne un bout de ciel s’obscurcir. J’imaginai de mon mieux la vie spartiate qu’on pouvait mener dans cette pièce, sans la moindre source de divertissement, sans radio, sans livre, sans même un journal. Peut-être n’était-ce qu’un dortoir pour Agarvéyi; mais aurait-il alors pris la peine de s’équiper en fleurs ? Je me levais pour aller les sentir. Alors que mes narines se disposaient juste au dessus de leurs étamines, j’entendis le claquement de chaussures sur les marches de l’escalier. J’avais laissé la porte ouverte, et je pus voir se soulever peu à peu la tête du Grand Commissaire Esterlin, qui semblait bien surpris de me voir.
“Inspecteur R., je vois que nous avons eu la même idée !, dit-il en me voyant de ce ton plein d’allant qu’il employait souvent, mais qui semblait cacher cette fois un peu de gêne. Je sais, je sais ce que vous allez me dire; ce n’est pas mon enquête, et je déborde largement mon ressort en venant ici… mais je me suis dit, allons, si je passe rapidement chez la victime, peut-être que je pourrais donner un coup de main rapide à ce cher inspecteur…
- Monsieur le Commissaire, votre bonté…
- Allons, allons, ne me faites pas de compliments, vous savez bien que c’est aussi par curiosité de ma part, je me cherche des excuses ! Mais après une journée passée à chercher des traîtres dans la région, je me suis dit que je pouvais me faire un petit plaisir…
- Vous avez excellement fait, Commissaire…
- Ah, inspecteur R., ce ton si révérencieux, chez un esprit critique comme le vôtre !, pas de ça entre nous, je vous prie. Dites moi plutôt si vous avez trouvé quelque chose… c’est très charmant ici… les jolies roses… la vue, un peu morne, mais on s’y fait… silencieux, en tout cas… et puis cette sobriété, cela me rend très sympathique le défunt, très sympathique vraiment.”
Je montrai rapidement ma découverte au Grand Commissaire, qui m’écoutait fasciné. “Mais inspecteur, voici déjà qu’en moins d’une journée, vous tenez un coupable des plus plausibles ! Vos talents sont perdus dans ce trou; je vais de ce pas envoyer une note de service pour louer votre efficacité et votre zèle !
- C’est à dire que je suis…
- Vous avez raison; attendons plutôt que l’affaire soit toute entière résolue. Après tout, c’est un peu facile, pour le moment; si tous les chantages se concluaient en meurtres, nos villages seraient dépeuplés !” Cette idée semblait beaucoup l’amuser, et je l’entendis rire pour la première fois; il riait par étranglement successifs, pris à chaque nouveau “ha”, qui se transcriraient si nous écrivions les rires comme les procès-verbaux, en l’espèce, plutôt comme un “hu”, d’une grimace et d’un mouvement subit du visage en arrière; un acteur n’aurait jamais osé imiter un rire qui sonnait par nature aussi faux. S’essuyant la moustache des fluides que ses mouvements de mâchoires y avaient fatalement déposés, il reprit un air plus sérieux. “Je trouve à ce meurtre une froideur, une exécution singulière, qui ne me paraît très bien coller avec la fureur de l’auteur de ces quelques lettres… laisser le cadavre ainsi, comme si de rien n’était… sans s’acharner outre mesure sur lui, sans le cacher… oh, je m’y connais en matière d’irrationnalité, inspecteur, croyez-moi, j’affronte tous les jours les imbéciles qui n’ont pas compris que la raison était de notre côté; notre meurtrier me paraît plus maître de lui-même, à l’abri des passions… mais enfin, c’est une très belle piste, il faut bien sûr la suivre.”
Nous descendîmes ensemble, et quittâmes le bâtiment; devant était garé un de ces camions militaires qui transportent le gibier des Grands Commissaires. A l’arrière, des menottes aux mains, se tenait l’imprudent patron du bar qui aimait trop les radios étrangères. Esterlin me serra la main, et avec cette générosité caractéristique, me demanda: “Je vous dépose ?
- J’ai ma voiture.
- Alors, bonne route ! Au fait, avez-vous l’autopsie, déjà ?”
Encore une chose que j’avais oublié. Je fis le petit sourire qu’on réserve quand on parle de choses mineures et, empruntant de mon mieux sa bonhommie à mon interlocuteur, je me contentais d’un “Demain !” sans plus d’explication. Il sourit à son tour, bien plus largement que je ne l’avais fait, et disparut se hisser dans la cabine de son véhicule.