Planque
Publié le 16.12.2015
Enquête avec caféine
Cher journal,
Je ne m’étendrai pas sur le déroulement de mon après-midi. Il te suffit de savoir que quand le soir vint, je me retrouvais dépourvu de piste, convaincu que la veuve T…. m’avait dit la vérité et certains désormais que passer la nuit dans la caféterie avec Esterlin serait une perte de temps. Je me rendais malgré tout sur les lieux du crime. Sur le trajet, je songeais que rendre compte au Grand Commissaire de ces informations récentes ne me servirait pas à grand chose. Je préférais me bercer d’illusions et croire que, les jours prochains, des indices supplémentaires m’apparaîtraient et que je pourrais alors, riche de nouveaux suspects, le tenir au courant. Plus j’approchais ma destination, moins je croyais sérieusement à ce scénario optimiste. Je sortais de ma voiture avec le sentiment de monter les marches d’un échaffaud. La soirée commençait à peine. Je fis le tour du bâtiment pour marcher un peu et me réchauffer. Derrière, je tombais sur Esterlin en train de bâtir un bonhomme de neige. “Ah, inspecteur !, je vous attendais ! Pas mal, non ?”, dit-il tandis qu’il reculait pour admirer son oeuvre. De fait, le bonhomme ressemblait parfaitement à ces gardes qui accompagnent parfois la police politique, dont les corps puissants et flegmatique flanquent leurs victimes. Ne lui manquait que l’uniforme de service.
Le Grand Commissaire souriait et se sentait d’humeur bavarde, ce qui m’arrangeait; il ne me posa aucune question sur mes progrès, mais préféra me raconter sa journée, consacrée à identifier dans notre circonscription les comportements antisociaux ou dangereux pour le régime. “Au passage, votre vétérinaire est un coquin, et je vais l’envoyer quelques temps à l’autre bout du pays, dans un endroit fait pour les gens comme lui. Plusieurs fermiers - et fermières, c’est amusant toutes ces veuves, non ? - m’ont dit qu’il était prompt à tuer leurs bêtes au moindre symptôme, sous le prétexte fallacieux de prévenir des épizooties. Mon collègue de la Cerne Inférieure a déniché l’an dernier un complot du même genre; les ennemis de l’étranger payent nos docteurs de campagne pour décimer notre cheptel. Avec cela, je me trouve embêté; peut-être que son autopsie n’est pas fiable ? Peut-être devrions nous faire venir un autre docteur ?”. Je hochais la tête sans fournir de réponse claire, inquiet de cette nouvelle arrestation. Puis, il tapa dans ses mains et suggéra que nous nous mettions au travail.
Nous entrâmes dans la caféterie. La nuit complètement tombée, sans le secours des ampoules du plafond, on ne voyait rien, sinon un reflet occasionnel des cuivres de la machine à torréfier. Avec son briquet, le commissaire nous donna suffisamment de lumière pour que nous puissions trouver une cachette, derrière un empilement de sacs. Nous nous tassâmes autant que possible. Le temps passa. Je n’osais pas parler. De temps à autres, le commissaire ronronnait. De mon côté, j’essayais surtout de ne pas m’endormir, en respirant l’odeur du café enfermé dans les sacs aussi fort que possible; mais je craignais de faire trop de bruit avec mes narines, et procédait donc par de longues inspirations prolongées. Assez vite, l’hyperventilation me fit arrêter.
Une brève lumière soudaine me fit croire qu’une voiture passait; mais ce devait être un miroitement quelque part, ou la fatigue, ou le début d’un rêve. J’eus aussi la brève impression qu’Esterlin bougeait la tête, peut-être avait-il vu la même chose que moi ? Mais plusieurs secondes s’écoulèrent, et rien ne vient compromettre l’obscurité. Je me blottis dans mon manteau. Quelques moments plus tard, je ressentis une terrible envie d’éternuer. Je tentais de résister au chatouillement dans ma gorge, mais il devint de plus en plus furieux, au point que le chat qui s’y logeait semblait y faire ses griffes. J’allais céder lorsque je sentis tout mon corps se soulever d’un coup; une puissance incommensurable me tenait par la gorge et me maintenait en l’air. Je n’eus guère le temps de ressentir la moindre douleur, alors même que la pression opérée sur moi me parut terrible; toute mon attention se diluait sous l’effet d’un découragement absolu. La force qui s’abattait ainsi paraissait sans effet physique, et disposait avant tout d’une inexplicable manifestation morale. Je me sentais comme celui qui vient de lire une lettre de refus définitif à une supplique, face à un médecin qui vous annonce une nouvelle contre laquelle il n’existe aucun recours; ou encore devant un juge dont la sentence ne peut faire l’objet d’aucun appel. Bref, dans un de ces moments où l’esprit ne peut former comme défense - ou comme réalisme ? - que l’image du destin et où, comme par un effet d’hydrolique, il se moule tout seul sous la forme du fatalisme complet; mais, j’insiste, il ne s’agit pas là d’un manque de courage de ma part, de l’idée que la bataille était perdue d’avance, mais, d’une manière ou d’une autre, ce qui se produisait en moi du fait même de ce qui m’enserrait la gorge, comme si l’étranglement s’exerçait plus sur mes espérances que sur mon corps.
Esterlin me sauva. D’une façon ou d’une autre, il dût entendre mon infime gargouillement, seul son que je pouvais produire dans ma situation. Et je l’entendis hurler “ah, la sale bête !” - ou un propos du même genre mais d’une teneur plus vulgaire, avant d’asséner un violent coup avec sa matraque de service. Je retombais sur les grains de café, toujours incapable de distinguer mon agresseur.