Criminel
Publié le 17.12.2015
Enquête avec caféine
Cher journal,
Je ne repris mes esprits qu’au bout d’une dizaine de secondes. J’entendais le raffut d’une chaîne de production, de l’intérieur d’une usine affairée, puis le vacarme d’un accident, au milieu duquel perçait surtout le son du verre brisé. La lune apparut soudain dans mon champ de vision : le mur nord de la caféterie venait d’être en partie défoncé et une fenêtre avec lui. Courant dans la neige, je voyais se mouvoir rapidement une forme gigantesque et sombre. Le Grand Commissaire, debout devant moi, se figea. Je me levais tant bien que mal, et lorsqu’il se mit à la poursuite de mon assaillant, je le suivais. En passant, je vis le bonhomme d’Esterlin entièrement détruit.
Entre l’éclaircissement de la neige et celui de la lune, je pus distinguer enfin ce que nous chassions et m’expliquer les étranges traces laissée par notre proie : cette silhouette ronde et parfaite, aux mouvements faits de gestes fluides puis de saccades, dessinait sans doute possible la machine à torréfier de la caféterie. Elle semblait avoir replié son cylindre pour lui servir de roue motrice, dont les pales faisaient office de rayons. Malgré l’efficacité de cette redisposition de ses parties, la machine paraissait assez peu stable; son gros four balançait lourdement et à chaque changement d’allure, le tambour supérieur hoquetait. Après un quart d’heure de course, nous ne parvenions pas à gagner de terrain - nous nous contentions de ne pas en perdre. Enfin, la machine roula trop près d’un arbre, et logea involontairement les ornements sur son sommet dans ses branches et se retrouva bloqué, sa roue de fortune tournant furieusement dans la neige, sans effet. Nous accourûmes.
Le torréfacteur se retourna et nous examina de ses jauges. Le clapet du hublot d’observation claquait pour nous menacer. L’air sentait le plastique carbonisé, l’odeur même qui régnait dans la caféterie et m’avait étonné à chaque visite, qui s’expliquait peut-être par les frottements métallique que la machine opérait lorsqu’elle se réagençait. Le commissaire et moi-même ne savions pas très bien comment aborder ce suspect. Je fis un pas en avant, mais immédiatement, les pales de la cuve s’en détachèrent peu à peu, glissant comme des serpents, enroulèrent leurs extrémités autour d’un rivet extérieur, et, de cette position plus avantageuse, se mirent à claquer pour m’interdire d’approcher plus. L’un d’entre eux se pliait comme un simple crochet, trop peu aiguisé pour blesser quelqu’un, mais que le torréfacteur utilisait sans doute pour ses manoeuvres d’étranglement. En désespoir de cause, je sortais mon arme de service. Esterlin m’avertit : “Sommations, inspecteur ! Sommation !” J’avertis donc l’engin devant moi de cesser toute conduite hostile envers les forces de police que nous représentions, et de se rendre avec nous au commissariat, sans quoi je me retrouvais dans à faire usage de mon semi-automatique. Le cuivre de la machine semblait rougeoyer plus fort. Je restais sans oser m’avancer. Soudain, le hublot d’observation pendit grand ouvert, et propulsa sur nous un jet de grains de cafés brûlant. Je me jetais sur le sol pour les esquiver, mais ils touchèrent Esterlin qui se tenait juste derrière moi; sous le choc, il tomba. Puis, les pales se mirent à frapper furieusement les branches mortes au-dessus du torréfacteur, dans le but évident de le décoincer. Cette manoeuvre faisait pleuvoir sur nos têtes des morceaux de gui, dont plusieurs touffes parasitaient l’arbre. Je me couvrais la tête et me penchait sur Esterlin. “Ce n’est rien, souffla-t-il, comme une décharge de gros sel, tout au plus. Tirez !, inspecteur ! Tirez !”.
Je me retournais juste à temps pour voir que les quelques branches qui bloquaient notre suspect presque entièrement découpées. Je fis feu; mais les 93 millimètres du canon de mon arme ne projettaient pas les balles avec une force suffisante pour endommager la machine. Enfin débarassée des branches, celle-ci se dressa de tout son long ; le four vomit son contenu sur le sol, et changea de position, devenant désormais les pieds de la machine; le tambour soutenait à présent l’immense cuve de refroidissement, qui se dressait au dessus de moi dans un équilibre précaire, comme un immense piège prêt à me tomber dessus. Je tirais à nouveau, et - par chance plus que par adresse - touchait le verre d’une des jauges de température. Cela parut affoler notre criminel. Ses pales fouettèrent à nouveau l’air, et l’une d’entre elle s’étira assez loin pour me giffler et me projeter à quelques mètres. La machine reprit sa configuration de course et s’enfuit, tandis qu’Esterlin, se relevant, lui tirait dessus à son tour, sans résultat. Nous étions tous les deux incapable de reprendre la poursuite. Du reste, à ce rythme, et compte tenu de sa direction, elle atteindrait rapidement la frontière et serait hors de notre juridiction.