Chevet

Publié le 28.12.2015

Cher journal,

Lorsque les hommes du nord brûlèrent ma petite villa trop proche des fleuves qu’ils remontaient, je pris la décision de m’en aller complètement. J’ai marché pendant des mois vers l’Est, traversé les territoires où vivaient les nomades, ceux où s’établissaient les sédentaires. Je me suis acheté une jonque, j’ai fait naufrage comme chaque fois semble-t-il que je tente une aventure maritime, et sur le pays où j’échouais on m’a fait bon accueil. D’abord, je ne fus pas dépaysé; à peine découvert, on voulut m’amener à une autorité locale, dont, à force de labeur, je compris qu’il s’agissait d’un gouverneur; un vieil homme accroupi, enrobé d’orange. Jusque là, rien de trop inhabituel, j’oserais même dire qu’il s’agissait du scénario usuel des naufragés depuis plus d’un millénaire. Avec la solennité exigée par son rang, le veillard prononça quelques mots incompréhensibles. Après cinq minutes à me voir essayer de gigoter différents signes pour essayer de communiquer, il m’arrêta d’un geste de la main et me récita, changeant de langue, le premier vers du premier poème du Shi Jing. Par chance, je disposais de quelques notions de chinois, et pus me débrouiller pour m’introduire sommairement - je voulais briller et illustrer ma propre connaissance de la versification chinoise, mais je ne me souvenais plus que de chansons à boire. En désespoir de cause, j’essayais d’improviser à partir de là; mais tôt ou tard, mon portrait du soleil couchant s’arrêtait pour revenir à un verre vide qu’il fallait remplir. Les rires de mon hôte m’arrêtèrent.

Je restais pendant cinq ans sous sa protection, jusqu’à sa mort; on me fit rencontrer nombre de personnages plus glorieux les uns que les autres, mais j’ai oublié presque toute cette galerie étourdissante, à l’exception de sa fille, qui me fit visiter la capitale du pays - elle n’aimait rien tant que me donner des cours de géographie et rire de ce que j’ignorais des choses qui lui paraissaient connues du premier paysan. A peu près toutes les personnes que je rencontrais semblaient disposer de pouvoirs considérables - y compris la fille du gouverneur, qui semblait au coeur de jeux politiques qu’on ne me laissait pas entrevoir, comme lorsqu’on assiste à une partie de carte sans y participer mais que les joueurs vous cachent tout de même leur main. Tous ces gens ne me parlaient que de poésie. Et leur moquerie - régulièrement, on me demandait d’improviser “un de vos chants d’ivrognes qui contemplent le paysage - ne se voulaient jamais méchantes. Tout le monde là bas n’avait pas un sort si enviable - “creuser le champ; manger le riz; pouvoir impérial, qu’est-ce pour nous ?” dans les mots d’un autre poète, d’une tournure d’esprit qui le portait plus à l’économie. Mais moi-même, du pouvoir impérial, je ne vis rien, que les rumeurs portées par la jeune femme si frappante qui le côtoyait d’assez près.

A la mort du gouverneur, je n’avais plus de raison réelle de rester dans ce pays. Un savant local me tira par la manche, et m’indiqua que si les mots de paix, prospérité et tranquillité se prononçaient si souvent, c’est qu’il s’agissait de poteries fragiles, qui tôt ou tard se briseraient. Il m’encouragea à partir en gardant l’image du pays tel qu’il était alors. De toute façon, j’estimais avoir déjà bien trop profité de l’hospitalité locale; et, mon corps ne s’étant jamais habitué aux literies en usage dans cet endroit, je cauchemardais toutes les nuits, ce dont je finis par me lasser. Je repartais donc. Quelques siècles plus tard, lorsque je travaillais dans l’imprimerie, au cours d’une négociation avec un capitaine portugais dont j’appris qu’il s’était rendu à son tour sur ces îles lointaines. Je le harcelais de question à ce sujet. Je demandais notamment si, dans la capitale, il avait pu visiter un petit palais, appartenant au clan Kiyohara, en me retenant d’en faire une description enchantée d’après mes souvenirs. Il fit la moue et m’expliqua que presque toute la capitale avait brûlé quelques décennies avant son arrivée; et le bâtiment que je venais de mentionner avec le reste, il en était sûr; celui dont il tenait l’information avait beaucoup insisté sur la demeure de ce clan et sa disparition, car elle contenait des peintures et des livres irremplaçables. Je fus pris d’une profonde envie de pleurer, que je ne pus retenir avant le départ du capitaine. Comme il s’étonnait de mon comportement, je prétextais d’une réaction incontrôlable au vin qu’il avait apporté pour notre entretien. Cette excuse le fit beaucoup rire; et l’entendre s’esclaffer ainsi, me permit, grâce aux contagions des sentiments, de faire abstraction de ma propre tristesse. Le Comte de Saint-Germain, à qui je racontais bien plus tard cette histoire en pensant qu’il comprendrait cette forme un peu particulière de peine, haussa les épaules et me dit avec son pragmatisme habituel : “Que vous importe donc ? Ceux que vous aviez connus là-bas étaient déjà morts depuis bien longtemps quand cette vieille barraque a brûlé.” Il s’emporta ensuite sur cette manie récente des sentiments, dont il me soupçonnait d’être la victime.

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