Cœur
Publié le 22.12.2015
Cher journal,
Dans la vie publique, lors de débats ou dans un cadre professionnel, mon tempérament m’emporte souvent, et je me montre, je le crains, sous un jour des plus désagréables. Je cherche autant que possible à guérir ce mauvais caractère et cette facilité à blesser autrui, qui ne me grandit en rien, mais je peine à trouver la cause du mal, et partant, à le soigner. Une des raisons pour lesquelles je peine à me comprendre moi-même sur ce point tient à ce que l’intimité me rend, à l’inverse, très affectueux. A vrai dire, je me tiens aujourd’hui à une distance plus prudente, pour avoir entendu un jour moquer ce trait de mon caractère. Une personne dont je n’attendais pas un propos si dur commença d’abord par relever cet aspect chez moi - mais, ajouta-t-elle, il me rendait par moment un peu crampon.
Le fait que cette parole un peu cruelle blesse en premier lieu mon orgueil illustre que mon fond n’est, à vrai dire, guère sentimental. Mais cela peut-être fût le plus difficile à admettre, car j’eus en somme, les moments de lucidités et les promotions commerciales pouvant se toucher en ce point, deux révélations en une : d’abord qu’être affectueux n’est pas toujours une qualité, ensuite - par ma réaction à cette première découverte - qu’au fond, mon orgueil dépassait, sans doute de loin, ma sensibilité. On dit qu’une remarque maladroite ou blessante qu’elle jette un froid dans la conversation - celle-ci, sans doute, jeta un froid singulier, peut-être bienvenu mais je ne peux en juger, sur ma nature. Mais ici l’image épouse parfaitement ce que je veux dire, car il s’agit bien d’une couche de givre qui recouvre quelque chose, sans le transformer profondément, bref, d’une acquisition superficielle de l’expérience.
Ces dernières années - à vrai dire, depuis assez longtemps je crois mais je vais prendre les choses par leur bout actuel - se distingue un lieu entre l’intimité et la place publique, ce que nous appelons les réseaux sociaux, mais je peine à prendre au sérieux cette expression qui cherche à se donner un air de définitions de dictionnaire, alors qu’il ne s’agit ni plus ni moins de la variante contemporaine, sans doute plus démocratique, de ce qu’on aurait appelé jadis un club (et puis, peut-être aussi, une correspondance). J’en suis, comme j’étais des clubs et des correspondances. Comme, dans ce milieu, les go-between sont les machines, et que pour la majorité d’entre eux, on y échange tout de même en premier lieu par caractères écrits, cela pose quelques limites regrettables: sans avoir la moindre considération pour la graphologie, j’aimais pourtant connaître l’écriture des gens que je connaissais - voir les mots que me laisse à l’occasion Right Hon. de sa main, avant même de déchiffrer ses lettres, fait partie des plaisirs de la vie, simplement par le fait de reconnaître le tracé propre à sa main. Mais surtout, cela ne permet guère de sortir d’un certain cadre technique en fait de caractères. Ce qui ne me pose aucun problème lorsque je te rédige - là aussi, par l’entremise de la machine - cher journal, puisque mon puritanisme dans la façon de te tenir ne souffrirait pas d’excentricités typographiques, mais qui peut devenir plus pénible dans les contacts informels avec d’autres.
Mais des esprits géniaux - mon emphase ici pourrait paraître ironique, mais il n’en est rien - ont composé avec les caractères fournis le moyen de griffoner, de donner un peu de relief à toute cette sévère imprimerie - et cela sans recours aux casseaux ou à je ne sais quelle gamme de logo, encore que ces derniers mois ceux-là semblent avoir connu une petite mode. On m’a indiqué l’autre jour que la chose n’était pas si récente qu’il y paraissait, mais au fond peu importe. La personne qui imaginea d’accoller deux-points et une parenthèse, ce qui pour tout spécialiste de la ponctuation devait paraître une barbarie, mérite toute l’admiration que je lui porte. Et plus grand encore, l’auteur que j’imagine anonyme de l’attelage entre le signe de comparaison inférieure et le 3 qui voulut y voir un cœur plutôt qu’un fragment de mathématiques. Ce signe particulier est, je l’avoue, mon préféré, et j’en fais un usage qui, vu de l’extérieur, pourrait sans doute sembler abusif. En l’employant il y a quelques jours, mon auriculaire coincé à la droite de mon clavier, mon index le balayant de bas en haut pour le taper, je me suis arrêté un instant pour me demander si je procédais par habitude et si, justement, je n’y avais pas recours par facilité. Mais après cet examen, je ne doutais pas de ma sincérité - et à vrai dire, je crois qu’à chaque fois que je l’écrit, il s’agit au fond de ce penchant incontrôlé pour l’affection qui me revient. Au contraire de celui-ci, du reste, je suis bien plus sceptique la figure que l’on compose avec un point virgule, et dont l’usage fréquent semble de signaler un propos ironique, ce qui semble une contradiction dans les termes. Si on ne perçoit pas de soi-même une ironie, du reste, on ne mérite pas non plus mon cœur.