Édifice

Publié le 11.01.2016

Cher journal,

Je me suis promencé ce jour avec l’excellent T…. Plutôt, il s’agissait pour moi d’une promenade, pour lui d’une course d’un ministère à l’autre, puisqu’il fait office de factotum entre je ne sais quelles antichambres. Nous nous sommes donc promené dans ce quartier où ont habité nombre de mes amis dans les siècles passés, et dont on a depuis recyclé les hôtels au service des nouveaux régimes. Lorsque je passe devant ces endroits, je me demande souvent ce qu’ils penseraient en voyant cela. Sans doute, la plupart, de leur vivant même, détestaient déjà les derniers jours de leur présent, et regrettaient ceux de leur jeunesse; ils abomineraient tout futur quel qu’il soit. Mais certains, plus sages, hausseraient les épaules; après tout, on a vu un relais de chasse devenir un palais, ou la forteresse où on empilait le trésor public transformée en musée, aucune métamorphose ne peut les étonner.

A bien y réfléchir, ces changements de fonctions ne sont pas peut-être pas des sauts du hasard; plus que des mutations, il pourrait s’agir d’une généalogie tout à fait censée. La vennerie et la monarchie sont de vieilles cousines; l’empilement de la fortune et l’étalage d’un patrimoine forment une suite logique; et quant à tous ces bâtiments officiels, leurs propriétaires d’origines faisaient le même usage de l’architecture comprise comme maquillage. La face un peu laide et un peu banale du pouvoir se grime si bien avec un mascaron au-dessus d’une porte, d’une chimère sous ses fenêtres, et plus tard, de ces dorures sur le toît qu’affectionaient des gouvernements un peu m’as-tu-vu. Plus la façade est belle, plus on peut s’autoriser à l’intérieur les choses les plus répugnantes; je ne veux pas dire seulement sous un angle moral, qui a vu les coursives intérieures d’un ministère sait que la plupart sont d’une laideur fonctionnelle qui rivalise avec celle des parkings.

Enfin, je me disais tout cela au lieu de faire la conversation avec T…, puisqu’il la faisait pour deux. Il se lamentait des affaires publiques et au fur et à mesure que nous passions devant chaque bâtiment, trouvait une nouvelle personnalité en vue contre laquelle pester. Puis, lorsque ceux qui font les manchettes de journaux avaient été nommés, il passait à leur entourage; les gens de bureaux, peu importe leur employeur, ont la curieuse manie de fusionner leur pensée avec leur carnet d’adresse, et de mentionner une foule de patronymes qui, pour le néophyte, n’évoquent rien qu’un occasionnel plaisir onomastique. Parfois, quand je désire m’entretenir avec eux, j’apprend des bouts de ces annuaires, et nous pouvons ne communiquer presque qu’en échangeant ces noms propres qui passent de nos bouches à nos oreiles, comme les insectes qui échangent des phéromones par les antennes ou d’autres moyens moins prestigieux.

Notre destination ne se trouvait pas dans ce quartier central mais beaucoup plus loin, dans une excroissances récente, ce qui nous permit de changer un peu de décor. Comme nous passions devant un immeuble qui me parut d’abord assez beau, T… me le pointa du doigt et m’apprit qu’il y avait habité, fournissant les dates exactes de son passage. Il s’enveloppa dans son manteau au moment où nous passâmes juste devant, et après quelques pas, me confia : “Quand je vivais là bas, j’étais très malheureux”. Et toutes ses vociférations de tout à l’heure prirent fin comme il semblait se souvenir d’une période vraiment mauvaise. Je n’osais pas lui demander la cause exacte de ses chagrins d’alors. Ce n’est pas la première fois que je rencontre ces personnes qui associent au domicile qu’ils occupent les événements de leur vie et parfois même de toute le monde extérieur, par une espèce d’astrologie à l’envers. Au bout d’un moment il fallut tout de même que je dise quelque chose - je ne me souviens plus quoi, sûrement quelque chose comme “l’exposition m’y semble très mauvaise”, ou une banalité plus ou moins géomancienne de cette nature.

Comme il restait silencieux, incapable de se détacher de ses mauvais souvenirs, je voulus me prévenir contre le risque de penser à des choses tristes par contagion. Je me suis concentré sur l’apparence romantique, et plus encore sur l’élégant renfoncement de l’entrée de mon immeuble actuel. Ce décrochement par rapport au reste de la rue m’a tout de suite plu parce qu’il évoque une porte dérobée. Comme nous arrivions à notre destination reprenant tout le fil de mes pensées, je me demandais sur ma façade : est-ce mon miroir ou mon maquillage ?

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