Cirque

Publié le 14.01.2016

Cher journal,

Pour se surprendre soi-même, il suffit de ranger des affaires que l’on n’a pas touchées depuis longtemps. On retrouve les cartes de visite de gens dont on se demande comment on a sérieusement pu les fréquenter; des tickets de concert où l’on déchiffre les noms associés à une musique que l’on n’aime plus; des factures dont on ne comprend même pas le contenu; et bien sûr, telle ou telle chose écrite il y a longtemps. Trop fréquemment, on se dit que l’on n’aimerait guère cette ancienne personne, on déteste ses manières, ses préoccupations et ses goûts; et, évidemment, parce que la lucidité forme un capital qui s’accroît à chaque secondes, on devine que dans quelques années, on pensera la même chose du soi présent. D’autres moments, on se dit que l’autre antérieur avait des capacités que l’on a perdu depuis; et on le déteste encore plus, ce salaud qui s’occupait de choses absurdes et qui aurait tout de même pu mieux faire.

De cette expérience très familière, je déduis qu’il ne faut jamais rien ranger, de peur de se mettre à vouloir mettre de l’ordre en soi-même. Nous sommes si brouillon à l’intérieur que toute tentative d’affronter un peu ce chaos ne nous amènera qu’à plus de confusion, et nous nourrit d’idées fantasques, à commencer par cette idée que nous sommes devenus si différent de nous-même. Cette impression me semble venir d’un mauvais usage de la mémoire.

Tout autour de moi, une foule de personnages athlétiques me tapent vigoureusement dans le dos et, d’un air hilare, me suggèrent, voire m’intiment de faire du sport. Je pourrais leur jouer la même comédie et leur recommander à tout propos de muscler leur mémoire, tant il me semble que nous sommes pour la plupart bien chétif dans ce domaine. Je dois reconnaître que l’amnésie des autres me plonge dans un état d’agacement, sans doute tout à fait insupportable pour tout le monde, et que je n’arrive guère à combattre.

Si la moindre activité physique me pèse - je t’en reparlerai, cher journal, à l’occasion - je ne suis pas hostile à toute forme d’entretien de soi-même; et au premier chef, je m’entraîne à nettoyer régulièrement ce que j’imagine comme le jeu de tuyaux intérieurs de la mémoire, organe incompréhensible et mal agencé dont tout l’équipement s’encrasse à la première sensation un peu forte; du reste, la mémoire jouit d’une étrange dignité pour un appareil aussi semblable à la plomberie et de tout système de boyaux, toutes choses qui nous inspire plutôt de la répugnance. J’ai déjà évoqué ici mon jeu qui consiste à retrouver et imiter en moi-même les voix des gens que j’ai connu. J’essaie un autre exercice, plus difficile, où l’on essaye de retrouver un souvenir oublié - ce qui demande un certain entraînement, puisqu’il n’y a par définition rien pour vous mettre sur la piste. Il ne s’agit pas de procéder par correspondance, de se laisser porter par les sens où toute autre artifice bien connu; je parle en somme d’un pur acte de volonté. Qu’est-ce que j’ai complètement oublié et que je peux retrouver ?, sans aucun indice, sans savoir ce que je cherche, sans être certain du reste que le résultat sera très exact.

Je m’occupais à cela hier soir, pendant de longues minutes, avant de pressentir un souvenir qui revenait peu à peu. Malheureusement, comme tout cela s’opère sans aucun contrôle, je n’ai pas de garantie sur ce que je pêche sans apât; cela peut être aussi bien du menu fretin qu’un souvenir d’une importancee considérable dont je me demande après coup comment il a pu échapper à mon attention et se fondre peu à peu dans la masse de toutes les autres expériences quotidiennes.

Puis, de la façon la plus naturelle du monde, comme ces très rares fois où on retrouve une vieille connaissance et où on est ravi de reprendre son entretien avec elle, m’est revenu la première (et, me semble-t-il, la seule) fois où j’ai vu une otarie au cirque; on faisait tourner sur le bout de son nez un ballon de plage, à grosse rayures de trois ou quatre couleurs. C’était l’hiver d’un millésime particulièrement glacial, et ce ballon qui évoquait une saison toute opposée m’avait particulièrement étonné; sa surface caoutchouteuse, ou élastique, cette espèce de texture insaisissable, se mariait assez bien à la peau toute huileuse de l’animal en dessous, non moins intangible. Je ne me souviens d’aucun autre aspect du spectacle. Et j’ai beau chercher, je ne comprends pas ce qui dans tout cela a pu s’imprimer assez fort en moi pour que, plusieurs décennies plus tard, je puisse le retrouver, et même ressentir à l’identique l’émotion très ténue, le vague amusement, sans plus, que je ressentais alors. Mais voici une constante, malgré tout, un des éléments qui me permet de me défaire de l’illusion trop commode qu’on était jadis une toute autre personne; j’ai toujours eu cette vague affection pour les otaries, par la sonorité curieuse de leur nom, par leur aspect un peu pataud, et par cette étonnante grâce, au demeurant complètement inutile et sans aucun doute un peu cruelle, dont le dressage les dote à nos yeux.

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