Indications

Publié le 22.01.2016

Cher journal,

Je patientais à une intersection où un ami et moi devions nous retrouver. Je mettais tous mes espoirs dans sa ponctualité; après plusieurs semaines d’hiver très doux, depuis deux jours le froid s’était soudainement réétabli, prenant tout le monde par surprise. Tandis que je sautillais sur place pour me réchauffer, je vis passer deux hommes. Au premier regard on pouvait voir qu’il s’agissait d’un père et son fils. Ils arrêtèrent une passante et lui demandèrent la direction d’une station de métro à quelques minutes de là. Cette femme leur indiquait une direction générale; au moment où elle tendait son bras tant bien que mal, avec la maladresse de mouvement qu’impose le grand renflement des duvets propre aux vêtements d’hiver, je me précipitais vers ces trois personne et m’empressait de la corriger; il fallait corriger la direction indiquée d’un angle d’une soixantaine de degré, sous peine de se retrouver bien loin de leur destination.

Avec le froid, l’attente, l’énervement, je ne réfléchissais guère, et mon interruption si impolie échappait complètement à ma volonté; j’avais agi par réflexe. Mais à peine avais-je fini de parler que je fus pris de remords. D’abord d’avoir contredit cette femme de la sorte; je ne sais que trop bien que lorsqu’on donne son chemin à quelqu’un et qu’on s’aperçoit qu’on s’est trompé, on ressent une culpabilité très particulière; si on ne connaissait pas le chemin, il valait mieux se taire ou se disqualifier; mais voilà, on a voulu à tout prix faire l’habitant du quartier, et par sa faute, on va contribuer à égarer encore plus celui qui, déjà probablement perdu, a cru pouvoir vous faire confiance; peut-être même, lorsqu’il s’apercevra que vous lui avez suggéré un itinéraire erroné, croira-t-il que vous avez voulu vous payer sa tête, voire que vous êtes un être malfaisant, une espèce de pervers qui prend plaisir à amener autrui sur un mauvais chemin. Bref, en plus de la grossièreté de mon intervention, j’avais plongé cette pauvre femme dans les tourments propre à cette situation très particulière. Elle tenta de défendre sa cause, soulignant qu’on pouvait retrouver la rue X sur la droite, puis, partagée entre l’agacement et une urgence manifeste, dit qu’après tout j’avais peut-être raison et que de toute façon elle devait filer sous peine d’arriver en retard.

Le père et le fils me regardaient sans trop savoir quoi penser; pouvait-on sérieusement me faire confiance - j’avais pourtant justifié, décrivant l’itinéraire à suivre par étapes précises - ou bien n’étais-je qu’une espèce de fou, un malotru qui interrompt les autres et désire faire étalage de sa science en matière de trajet urbain, sans se rendre compte qu’il raconte n’importe quoi ? Ils m’examinaient en silence quand un jeune homme en costume, la cravate se faufilant dans les interstices de son écharpe, vint s’interposer entre nous, et, sortant un de ces téléphones sophistiqués de sa poche, afficha un plan du quartier pour indiquer un troisième itinéraire.

C’est à partir de ce moment qu’on peut raisonnablement dire que la situation dégénéra. Un vieux toqué que j’avais déjà vu passer dans le quartier, et qui a pour manie d’houspiller les gens au premier prétexte qu’il trouve, se planta devant le jeune homme et commença à dire qu’on ne pouvait pas faire confiance à ces engins, que les cartes étaient fausses et trompeuses. Le mieux à faire était de suivre les points de repères qui dépassent les toîts des immeubles; et il leur montra du doigt telle antenne, tel monument à suivre pour retrouver enfin la bouche de métro recherchée. Tandis que le jeune homme répondait par une plaidoierie pour son téléphone, une femme avec un bâton de sourcier les assura que sa baguette de coudrier restait le moyen le plus sûr de se diriger. Puis, ce fût tout un défilé; une petite troupe de scout déplia une carte et fit circuler une boussole; un ouvrier du chantier d’en face descendit de son échaffaudage pour fournir les plans du cadastre; un docteur leur fit une ordonnance; un conducteur de métro, en retard pour son travail, leur proposa de les accompagner avec eux, mais il fut doublé par un chauffeur de taxi qui leur offrait la course - le vieux fou prit la voiture d’assaut et chercha à toute force à arracher le dispositif GPS posé près du volant. Un urbaniste se proposait de faire construire une nouvelle avenue, plus simple; les autorités municipales intervinrent à leur tour, pour indiquer qu’il fallait de toute façon faire un appel d’offre; le préfet vînt en personne demander la raison de cet attroupement qui atteignait désormais une centaine de personne. Enfin, je sentis une main tirer sur ma manche: c’était mon ami qui, arrivant enfin, me demandait ce qui se passait. Nous nous dégageâmes avec peine du groupe toujours grandissant de personnes. En partant, je crus voir qu’un grutier, au moyen de son appareil, soulevait du sol le père et son fils pour les transporter plus directement à leur destination, sous les cris de rage de la mare de conseillers qui tentait d’agripper les jambes de ces deux-là pour les retenir au sol, en vain.

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