Paysage

Publié le 31.03.2016

Cher journal,

Une quantité suffisante de longévité atténue notre foi dans les miracles de l’expérience. Parfois, les habitudes donnent l’impression de légèreté et de facilité que l’on ressent lorsqu’on nage; mais certaines entreprises semblent conserver, même après la centième fois, la même difficulté. L’une des tâches les plus ardues me semble de chercher à adopter consciemment une sensibilité qui nous est étrangère. Ainsi, je n’ai jamais beaucoup aimé les paysages, et il me faut des années pour commencer à en apprécier un. Et puis, par le hasard et le mouvement, je me retrouve dans un endroit tout à fait différent, et tout est à refaire; je commençais à peine à savoir prendre plaisir à un chemin de montagne qu’il me faut à présent trouver de l’agrément dans un bocage. Mais je ne suis à mon aise véritable que dans les paysages de ville, et cela seul me plaira instantanément, sans travail. J’espère que cette inclination contient un indice quelconque sur mes origines; la plupart des gens aiment le pays d’origine, quel qu’il soit.

Dans la fin des années 1880, pour des raisons qui seraient un peu trop longues à expliquer, je dus me cacher quelques années, et des amis me proposèrent un havre sur Bass Rock, dans l’estuaire du fleuve noir, au large des côtes écossaises. Le nom ne cache rien de cette île, qui n’est jamais qu’un gros rocher, où on trouve surtout des ruines, deux trois tâches de mousse et de verdure, et partout ailleurs de la pierre. Observée de loin, on croirait de la roche blanche, mais il s’agit de l’oreiller vivant composé par le plumage des innombrables oiseaux indigènes, et plus encore de la trace de leur déjection. Quand on se trouve sur l’île même, on peut voir sa vraie couleur brune et fade. Je m’y suis terriblement ennuyé. Ma principale distraction, outre les occasionnels passages des propriétaires, venait d’un de leurs hommes de main qui m’hébergeait, un berger qui prétendait descendre de jacobites jadis enfermés sur Bass Rock, du temps où la couronne s’en servait comme prison. Il me montrait de sa canne des bouts de ramparts effondrés, et retraçait l’architecture et l’histoire des geôles de Bass Rock dont il faisait des contes assez gothiques. Je tenais pour acquis que lui-même vivait sur l’île comme moi-même pour se cacher de quelques poursuites.

Nous nous sommes déjà entretenus de mon manque de goût pour la mer, et cette île me déplaisait profondément. Mais un soir de tempête, tandis que je me réchauffais à un feu de cheminée, mon ami me jeta un ciré, et me dit : “Venez, on sort”. Je le suivais en protestant du danger de cette proposition; le petit cap habitable, par temps de pluie, regorge de bords glissants, et malheur à celui qui tombe à la mer sans grand espoir d’être rattrappé. Il se mit à grimper comme un furieux, faisant fuir les oiseaux abattus par la pluie. Derrière lui se trainaient, prenant attention au moindre de nos pas, moi-même et un collie vieillissant qui ne goûtait pas plus que moi cette sortie. Enfin, arrivé à une bonne quarantaine de mètre, sur une espèce de promontoire naturel, il s’accroupit. Le chien s’ébroua en vain, puisque la pluie ne tarissait pas, et se décida à se poser à côté de lui. A mon tour je m’installais, et je tentais de contempler le panorama.

Mais on ne voyait pas grand chose. Le ciel ressemblait à une tâche grossière en nuance de gris sur la palette d’un peintre. On ne pouvait pas même distinguer, au loin, les quelques lumières des habitations sur la côte écossaise. A la rigueur, en plissant bien les yeux, je pouvais reconnaître entre les trombes le vol caractéristique des fous de Bassan, des volatiles qui peuplent les sommets du roc et se moquent bien du gros temps. Ils emploient une curieuse technique de pêche, bombardant leur proie en plongeant à toute vitesse sur elles et dévorant sous l’eau les poissons encore sonnés. La mer, enfin, ne ressemblait qu’à une vase noire informe et agitée. La tête encore pleine de toutes les pages écrites, les dernières années, sur la beauté des tempêtes, je trouvais la réalité bien décevante.

Et mon ami se releva, m’aggripa d’un bras et balançant l’autre à travers ce tableau, me dit la voix pleine d’émotion : “Y-a-t-il un endroit plus beau sur cette terre ?”. Si l’expérience ne m’a pas aidé à améliorer ma sensibilité, et qu’il me paraissait impossible d’acquiesser sincèrement à son propos, elle vous donne tout de même suffisamment de cervelle pour savoir qu’on ne peut pas répondre par la négative aux exclamations de cette nature.

Nous restâmes quelques instants à prendre l’eau ainsi. Puis, le vieux fit remarquer qu’il faisait tout de même un peu frais, et proposa de redescendre. Quelques mois plus tard, nous enterrâmes le chien dont l’heure était finalement venue. Il faisait beau mais face au vent, les moutons et les alcidés se serraient les uns contre les autres sans trop se reconnaître. Tandis que le berger, d’ordinaire inébranlable, sanglotait la perte de son camarade, je ne parvenais pas à me sentir triste, envahi par le soudain sentiment de la beauté des lieux. Là encore, je dus cacher cette émotion qui ne convenait pas au moment. Mais comme toujours au moment où j’ai enfin éduqué mon goût pour l’endroit, je reçus dès le lendemain une lettre qui m’annonçait que je pouvais, sans crainte pour ma vie, quitter ma cachette. Je fis mes adieux deux jours plus tard pour sauter dans le premier caboteur venu. Le berger ne versa pas de larme pour moi.

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