Lendemain
Publié le 12.04.2016
Cher journal,
Dans quelques domaines je suis resté constant; par exemple, je n’ai jamais aimé faire du sport. Lorsque je passe devant ces grandes salles modernes, où on a installé de nombreuses machines de tortures devant la façade, pour que leurs pauvres utilisateurs puissent au moins enfanter chez les piétons de la rue qui ne prennent pas un tel soin de leur corps et de leur santé un vif sentiment de culpabilité, je me souviens avec horreur des heures passées dans les gymnases du Péloponnèse, où je devais pour faire bonne figure, paraître de temps à autres. La fréquentation de ces endroits occasionnait en plus un grand dilemme: d’un côté, j’y allais essentiellement pour montrer que, moi aussi, j’avais le souci de l’exercice; d’un autre, j’avais horreur qu’on me voit me ridiculiser de la sorte. Par compromis, je m’y rendais donc d’ordinaire les jours où ils étaient le moins fréquenté.
C’est pour cela qu’un surlendemain de la fin des Lénéennes, je me rendais au Lycée, le gymnase qui se trouvait le plus proche de mon domicile lorsque je séjournais à Athènes, parce que je savais bien que les jours précédent, tout le monde avait tellement festoyé qu’il n’y aurait pas grand monde d’assez vaillant pour s’y présenter. Et de fait, tous les portiques étaient pratiquement vides.
Au milieu de la palestre, je trouvais le fils de Sophronisque d’Alopèce. Nous étions bien sûr, selon l’usage, complètement nu, et au risque de paraître méchant, je me serais bien passé de ce spectacle; il faisait de vagues exercices qui agitaient dans tous les sens sa grosse bedaine. Derrière lui, affalé sur un banc, ronflait un tout petit vieillard qui le suivait partout, dont le corps ne valait pas mieux. Mais revenons au premier. Me voyant, il accourut dans ma direction et me lança affectueusement un “Salut, petit Caradore !”, car tel était le surnom et le nom dont on m’affublait à cette époque. Et sans autre forme de politesse, il me proposa tout de suite de lutter un peu avec lui, puisque personne d’autre n’était disponible. Je pris cette proposition avec prudence; d’abord, je n’étais pas très fameux lutteur. Par ailleurs, ce genre d’exercice servait souvent de prétexte aux amateurs de chair fraîche, comme lui, pour toute sorte d’attouchement qui n’étaient pas vraiment de mon goût. Mais enfin, il n’y avait pas d’autres lutteurs disponibles, et il me paraissait difficile de refuser poliment. “Par Zeus, Socrate !, je ne ferais pas un adversaire de grand intérêt pour toi, mais si tu y tiens, luttons un peu l’un contre l’autre”.
Nous commençâmes donc l’exercice. Je l’ai dit, je n’y brillais guère. Lui même, cependant, ne me parut pas plus à son aise. Après quelques minutes à s’accrocher vaguement, alors que je cherchais un endroit pas trop bourrelé par où le saisir, il semblait en très piteux état. Je lâchai ses épaules, et il fut pris comme d’un haut le coeur; puis, s’éloignant rapidement, il se précipita vers un sceau pour y vomir. Après s’être ainsi soulagé, il s’assit lourdement sur le banc où dormait encore le petit vieux à poing fermé. Je lui proposais de venir faire un tour sur la promenade autour du gymnase, me disant que l’air frais lui ferait du bien.
Il se déclara honteux d’avoir dû ainsi abréger la lutte. Ses joues rougissaient, mais à bien y réfléchir, cela semblait plus l’effet de l’alcool que de la gêne. Il m’expliqua très vite qu’il avait passé toute la nuit à un repas collectif chez Agathon - vraiment, estimait-il, peu de choses méritaient autant les injures qu’une mauvaise soirée, surtout lorsque le lendemain, on ne se souvient plus très bien des âneries et des horreurs qu’on a pu proférer. Tout le monde avait voulu rivaliser d’éloquence et parler de galanteries; le mot d’ordre avait été de ne pas trop lever le coude, puisque depuis plusieurs jours, les foies d’Athènes avaient suffisamment prouvé leur résistance. Mais comme chacun se mit à raconter avec la dernière impudeur les conquêtes amoureuses dont on était le plus fier, l’occasion se prêtait tout de même à boire sans y mettre les formes et allègrement. Socrate se morigénait lui-même, m’affirmant qu’il y a bien du péril à croire que l’on se connaît, qu’on sait combien on peut boire, puisque lui-même, qui se pensait si résistant, subissait ce matin une gueule de bois carabinée.
Il craignait surtout d’avoir un peu trop raconté une de ses premières amours, avec une femme redoutable. Mais il avait eu le vin triste, et toute cette passion de jeunesse lui était revenue. Il espérait qu’il n’avait pas trop eu l’air d’un de ces vieux lubriques tout excités au souvenir de leur initiation. Comme nous nous asseyâmes sur un banc, il m’expliqua sa peur d’avoir profané ce souvenir, en parlant sur le ton le plus grivois d’une femme qui lui avait appris comment il faut exprimer ses sentiments. J’essayais tant bien que mal de dire qu’un homme comme lui faisait rarement cet effet, et qu’au pire, tout le monde savait bien que Socrate était un peu excentrique; on lui passerait bien quelques bêtises. Il rit de ce mot d’excentrique, et, s’appuyant sur mon épaule, me raconta comment, en plein milieu de la nuit, quelqu’un qui méritait bien plus que lui ce qualificatif, le fils de Clinias, avait déboulé en plein milieu des festivités, et lui avait fait toute une scène, se moquant de lui, racontant des choses intimes et assez gênantes à son sujet. Je débitais une ou deux banalités qu’on dit dans ce genre de cas, l’assurant que tout cela ne devait pas être bien grave.
Et puis, comme il ne me répondait pas et que je savais bien qu’il valait mieux faire attention à ce qu’on disait en sa présence, nous restâmes silencieux un moment. Puis, semblant se porter beaucoup mieux, il me dit en souriant : “Tu ne m’aimes pas beaucoup, n’est-ce pas ?”. En temps normal, j’aurais protesté, mais puisqu’il s’était livré à moi sans rien cacher, je n’aurais pas osé répondre avec trop d’hypocrisie. Je convins donc que je n’apartenais pas à ses admirateurs, même si je n’avais pas d’animosité particulière envers lui. Selon sa manière habituelle, il me dit que j’étais bien plus sage que lui, et que j’avais entièrement raison de ne pas le fréquenter; après tout, tout ce qu’il savait enseigner aux autres, c’était d’apprendre à prendre soin d’eux-mêmes; et dans mon cas c’eût été une très mauvaise école. Il m’aurait plutôt fallu un maître qui m’apprendrait à m’occuper un peu moins de moi. Je ris avec lui de cette moquerie, en somme assez gentille car je le savais capable d’avoir la dent bien plus mordante. “En somme, tu n’as rien à m’apprendre !”, lui dis-je, essayant d’imiter tant bien que mal le léger sommet aigu qu’il prenait chaque fois qu’il ironisait. Alors, il plaça les mains sur le bord de son visage, comme pour cacher son gros nez, et, émit une espèce de sifflement très particulier, qui imitait à s’y mépondre le son de la flûte de Pan. Et, souriant cette fois à pleine dent, il me dit sur le ton le plus joyeux : “Par le Chien, je peux t’apprendre à faire ça !”. Il lui fallut tout le reste de la matinée pour m’expliquer exactement comment faire, mais à ce jour encore, je sais parfaitement reproduire la manoeuvre. J’essayais ensuite de lui soutirer quelques confidences sur la femme dont il avait parlé, et sur ce qu’elle lui avait appris, mais il me dit que ce n’était plus de mon âge, puis me planta là, en éclatant de rire.