Modérer
Publié le 19.04.2016
L'Art de la Vertu
Cher journal,
Franklin recommande de commencer par la sobriété; ne pas s’empiffrer ou s’ennivrer. Si je devais suivre cette règle à la lettre, mon train de vie ne changerait guère. Je ne suis pas ce qu’on appelle un bon vivant. J’ai peu d’appétit - et les soupes dont je suis à présent le responsable suffisent amplement à un de mes repas. Je peux réduire ma consommation d’alcool, sans doute par moment excessive - mais mon principal titre de gloire de ces dernières quarante-huit heure a surtout été de ne pas consommer un seul café.
Présenter les choses ainsi revient encore à définir la vertu par l’absence de quelque chose. Une opinion courante suggère que lorsqu’on cherche à se convaincre d’une conduite à tenir, il faut éviter la forme négative. Mieux vaudrait se répéter “je dois épargner”, par exemple, que “je ne dois pas dépenser”. Cette idée me semble bien superstitieuse mais elle sert admirablement mon but actuel, aussi vais-je faire semblant d’y croire. C’est pris sous cet angle que les deux jours de sobriété matérielle, exercice que j’imaginais très facile, se révélèrent assez difficile.
Je n’aime pas me modérer. J’ai donc essayé de développer un peu les muscles atrophiés de ma pondération, leur faire subir un échauffement plus régulier et reconnaître leur existence. Mais quiconque essaye de résister à une tentation se découvre une éloquence exceptionnelle. Dès qu’on cherche à se priver ou même à retarder un plaisir habituel, on se met à raisonner en soi-même, trouver cette décision absurde, chercher des compromis - et souvent avec de très justes arguments. A tel point que souvent, on se livre avec plus de passion à ce dont on voulait se priver uniquement parce qu’on cherchait à se retenir. On ressort écoeuré d’un tel échec, et bien souvent, c’est à l’idée même de modération que l’on renonce. Tout cela est bien connu, et chacun à partir de cette expérience, en tire diverses conclusions. La mienne se résume aisément : se modérer n’est pas une simple épreuve de volonté, mais plutôt de légitimité. Si je décidais arbitrairement de diviser par deux le nombre de mes respirations, je lutterais de la façon la plus raisonnable qui soit contre une privation irresponsable.
Je reformule un peu mon constat : je n’aime pas le visage de ma modération; je ne lui fais pas confiance; elle est étrangère à moi-même. En plus de cette antipathie, l’expérience a émoussé toute l’estime que je pouvais avoir envers sa mission, puisqu’elle échoue la plupart de temps à me convaincre. Aussi ai-je voulu me rabibocher avec cette voix parasite, pour ne plus l’entendre comme telle, pour l’admettre comme une partie de moi-même. Je n’ai pas rencontré en la matière un grand succès - mais deux jours ne suffisent probablement pas à réparer une relation si mal engagée.
Les membres de la Communauté ont remarqué mon manège, surtout l’absence de café après le repas, car on connaît bien ma faiblesse en la matière. Certains sont venus me voir pour saluer cette simplicité; d’autres, inquiets, m’ont demandé si mon changement de régime annonçait de nouvelles restrictions alimentaires à venir, en plus des plats lyophilisés. Lorsque j’ai répondu que je faisais une expérience qui ne durerait que deux jours, tous m’ont répondu que je ne m’éprouvais pas assez. Je crois qu’ils se trompent et voudraient que je m’assujétisse à la tyrannie de ma volonté. Je comprends, et je partage jusqu’à un certain point cette erreur. Qui n’admire pas, dans le cercle de ses connaissances, un de ces esprits inébranlables, capable de se priver sur commande ? Mais je contemple cette ancienne idée de la sobriété comme si je quittais un continent, et que je la voyais restée à quai s’éloigner et se réduire depuis le pont d’un navire. Comme je ne dispose d’aucun résultat tangible, je soupçonne une nouvelle ruse contre moi-même, et d’avoir totalement renoncé à être maître de ma personne, et le bâtiment que j’imagine s’éloigner m’envoie peut-être en exil.