Taire

Publié le 21.04.2016

L'Art de la Vertu

Cher journal,

Je craignais particulièrement la deuxième vertu de la liste. Franklin invite à ne parler que des choses utiles, à fuir le bavardage et à rester silencieux autant que possible. Tu devines combien cela va contre mes habitudes. Je ne peux pas même raisonner avec moi-même à ce sujet; je me suis attiré tant d’ennuis par ce défaut que je sais qu’aucune leçon tirée de l’expérience ne suffira à le corriger. Seule la parole me donne l’impression d’exister.

Prenant le contrepieds exact de mon exercice précédent, j’ai résolu de me faire violence par ma simple volonté. Je ne crois pas, en vérité, qu’il soit vertueux de garder les lèvres cousues, et je voue aux mots une confiance aveugle; tout le mal qui naît du langage se soigne à mes yeux par la même source - quand bien même je mesure, comme je te l’ai dit, notre faible maîtrise en la matière. Même un bavard impénitent connaît l’intérêt de se taire - par délicatesse, égoïsme ou mystère - mais je n’apprécie cela qu’au milieu d’un flot ininterrompu.

J’ai fui de mon mieux les membres de la Communauté, mais impossible d’éviter quelques moments où je devais bien faire un peu de conversation - ne serait-ce que par politesse. On pourrait imaginer qu’à cette occasion, j’ai découvert à quel point, d’ordinaire, on parle pour ne rien dire. Tout au contraire, je n’ai pu que renforcer mon sentiment que l’utilité d’une parole ne se résume pas à sa véracité ou son intérêt pratique. Mais un incident particulier m’en a donné la certitude absolue. Aujourd’hui même, un ami dans le malheur est venu me voir. Aurais-je pu décemment rester silencieux ou me contenter de tenir quelques propos efficaces et brutaux ? J’ai fait de mon mieux pour discuter, comme nous aimons tous les deux, sans aucun effet autre que la production de bruit et peut-être notre agrément mutuel, de la marche du monde et des ragots contemporains, dans l’espoir d’anesthésier un peu sa peine.

Comme j’avais le sentiment de ne pas me taire assez, je me suis concentré sur le vacarme intérieur. Je suis tellement bavard que je parle tout seul; à voix basse, lorsque je marche; ou simplement dans mes pensées. Et, trait qui agaçait particulièrement une ancienne collocatrice, je siffle. Je me suis efforcé de me taire intérieurement. Cela m’a semblé pratiquement impossible. Après cinq minutes de silence, je recommençais à me parler. Et lorsque je restais longuement sans rien me dire à moi-même, je ne ressentais plus rien, je sombrais dans une espèce d’abrutissement. Parfois, je recommençais à siffloter, et il me fallait un long moment pour m’en apercevoir.

Ce silence m’est si peu naturel qu’au terme de ces quarante-huit heures, je me sens extrêmement malheureux. Le désarroi dans lequel se trouve mon ami n’arrange rien à mon sentiment actuel, mais très égoïstement, c’est surtout le dégoût soudain pour mon monologue qui m’atteint. Je crains, à vrai dire, contre mon espoir premier, que ces notes sur ma tentative de m’améliorer t’appauvrisse, cher journal - et me donne l’idée que de manière générale, ce que je te confie ne présente aucun intérêt.

Autant annoncer franchement que je plierai avant la fin des deux jours, et que ce soir, revoyant Rt. Hon. qui était absente hier, je serai incapable de rester silencieux, et la harcèlerait de questions et de commentaires. Plus encore, j’espère passer cette soirée sans le moindre souci de l’utilité de mes paroles. M’approcher même de cette espèce de jugement me rend fou.

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