Ordiner
Publié le 25.04.2016
L'Art de la Vertu
Cher journal,
Le pauvre Franklin se plaignait beaucoup de son manque de succès dans l’exercice de la troisième vertu de sa liste, l’ordre - dont la pratique suppose aussi bien une demeure bien rangée qu’un emploi du temps rigoureux. Je ne sais pas très bien où me loger moi-même en la matière car selon la lunette avec laquelle je m’observe, je peux apparaître aussi méthodique que dispersé. J’ai toujours un emploi du temps en tête, auquel je parviens la plupart du temps à me tenir. Mais toute personne qui entre chez moi se moque gentiment du chaos qui peut y régner, ce d’autant plus que Rt. Hon. n’est guère meilleure que moi-même sur ce point, et nous avons l’un l’autre par moment nos piles concurrentes de papiers, livres et vêtements.
La limite de mon exercice apparaît ici plus que jamais, car consacrer uniquement deux jours à ranger autour de soi ne suffit guère. Si mon bureau déborde perpétuellement, ce n’est pas que je ne m’en occupe jamais; je le range, mais il suffit de quelques jours pour qu’à nouveau, la paperasse s’y empile. Le problème vient de ce qu’on s’habitue extrêmement vite au désordre, à tel point de ne plus le considérer comme tel. Mes travaux sans intérêts de rangement effectués, j’ai donc cherché à retrouver le désordre que mes yeux ne voyaient plus, espérant qu’à tout le moins, ce regard perdurerait au-delà des quarante-huit heures.
Hélas, il est probable que notre habitude du désordre s’installe pour de bonnes raisons, car qui le cherche le trouvera partout, et verra que rien ne sera jamais parfaitement à sa place - et cela rend la vie impossible. Plus encore, tout paraît mal organisé. Ces deux derniers jours m’ont rendu singulièrement allergique à la Communauté, où on écope de corvées arbitraires, où des rites insondables restent institués quand tout le monde s’accorde à dire qu’ils n’ont plus de raison d’être, où on ressemble à un soldat de plomb placé dans une maison de poupée, qu’on doit installer à la diagonale car son grand chapeau l’empêche de se tenir droit et crèverait le plafond. A l’un des repas, j’ai manqué de me lever pour crier et exiger que nous changions nos manières de faire, mais je me suis retenu de peu de causer un désordre public, ce qui irait contre mon engagement.
Comme ma colère contenue réclamait un exutoire, j’ai tenté d’en trouver un dans mon travail. Malheureusement, je crois être tombé dans un vice bien connu. J’ai cherché à aborder l’humbe tâche de choisir le meilleur fournisseur de soupe avec plus de méthode que je n’y avais d’abord mis; et je me suis creusé la tête pour établir des critères extrêmement précis permettant de trancher entre chaque modèle, passé des heures à dessiner des graphiques portant sur le prix, le goût, la qualité, la diversité de tous ces produits; quand, à l’évidence, vouloir mettre de la méthode dans une tâche aussi ingrate et insignifiante, ne représentait pas un emploi raisonnable de mon temps - d’autant que lorsqu’on commence à réfléchir en termes de méthodes, on essaie de mettre au point un carcan et un appareillage qui guidera toute conduite ultérieure, et auquel on ne se tiendra probablement que quelques jours avant de l’abandonner. Mais j’anticipe ici sur la prochaine vertu de la liste, et là encore, ce n’est guère respecter l’ordre des choses que d’agir ainsi.
Je crois que, comme pour le silence, je ne suis pas tout à fait convaincu que l’ordre est en soi vertueux; et sans doute, je veux trop me sentir libre pour me plier à toute forme d’ordre. Je sais bien que des armées de moralistes ont déjà rétorqué à ce sujet que la véritable liberté suppose au contraire de se prémunir, par le règne de l’ordre, contre l’asservissement au chaos. Je n’ai jamais compris cette liberté que l’on définit par le choix entre deux esclavages.