Thésauriser

Publié le 29.04.2016

L'Art de la Vertu

Cher journal,

La morale de Franklin insiste beaucoup sur l’importance de ne pas dépenser inutilement. Il recommande donc de ne pas gaspiller et ajoute que toute dépense ne doit être fait que “pour le bien des autres et le sien”. Mais chaque sou que je dépense, ne fait-il pas toujours le bien de quelqu’un d’autre, ne serait-ce que de celui qui l’empoche ? Ce système ne me paraît pas très solide.

Je n’ai jamais eu la fibre économe. Je ne jette pas l’argent par les fenêtres mais je ne fais pas de comptes; et, à l’horreur de plusieurs amis qui me voient comme un monstre consumériste, je préfère augmenter mes recettes que baisser mes coûts. Sans doute pourrais-je donc tirer quelques leçons des maximes de Franklin, malgré mon scepticisme. D’autant que mon indépendance récente vis à vis de la Communauté exige que je change un peu mes façons.

Je voulais d’abord, sans doute trop emporté par ma période de résolutions, m’atteler à la tâche de façon radicale et vivre en ermite dans les bois. Il semblait à ma mémoire que, lors d’époques reculées, je vivais de la sorte; ou bien je me suis menti par de faux souvenirs, ou bien je n’ai conservé de cette époque qu’une imagine générale et vague, mais aucune des instructions pratiques qui accompagnait cette existence à la dure. Je m’imaginais bâtir une cabane et poser des collets. Parti sans le moindre outil, n’ayant que mes habits sur le dos, et urbanisé au-delà du point de non-retour par les siècles passés, j’ai vite compris que je ne survivrai pas longtemps dans de telles conditions. De toute façon, trouver une forêt libre de tout cadastre dans laquelle je pourrais vivre sans menace d’expulsion me parut vite impossible.

Je me suis donc installé sur les marges immédiates de l’abri de la Communauté. Ne pouvant renoncer sérieusement à une absence totale de dépenses, j’ai cherché un endroit à louer, au plus bas prix possible. Par chance, le quartier se dépeuple suite à la mauvaise réputation du voisinage et parce que la majeure partie des bâtiments sont insalubres. J’ai trouvé sans peine, dans un immeuble ravagé par une innondation récente, un petit deux pièces - sans doute bien excessif par rapport à mon besoin, mais libre immédiatement.

J’avais volé en partant les échantillons de sachets de soupes, et j’ai ainsi pu me nourrir le premier jour de cette manière. Mais ce matin même, plusieurs de mes anciens confrères sont venus me rendre visite, m’apportant quelques cadeaux pour mon installation. Je me suis excusé devant leur invasion de ne pas faire de véritable “pendaison de crémaillère”, de peur qu’ils aient eu le sentiment de ne pas y avoir été invités. Nous avons discuté de tout et de rien, puis ils sont restés déjeuner.

Plusieurs avaient investit ma modeste cuisine, à préparer des plats d’une extrême complexité, toujours à partir de ce qu’ils avaient apporté. Nous avons bu leurs bouteilles, et tout le monde peu à peu s’est plaint de l’état de la Communauté. Les paroles se durcissaient. Puis certains m’ont félicité chaudement, m’ont serré la main et embrassé, disant que j’avais eu bien raison de fonder mon propre foyer et de repenser toute la démarche de notre petit groupe depuis le début; l’un d’entre eux, qui quelque jour auparavant me reprochait de ne pas me mettre assez à l’épreuve, voulut faire son mea culpa. Je commençais à me sentir très gêné de toutes ces attentions et je cherchais le moyen de mettre ce beau monde à la porte.

Comme je voulais trouver un moyen diplomatique de me débarasser de mes invités, je mis brutalement fin à ma réflexion; puisque ma vertu d’économie ne m’interdit en rien de me montrer odieux, je tapai sur mes cuisses, me levai, les remerciai de leurs cadeaux et leur demandai sobrement de sortir. Ils partirent un peu choqués. Je mis les corbeilles de fruits, les apéritifs, les rafraichissements et les victuailles qui restaient au garde manger, heureux de ces gains qui limitaient encore mes frais. Je soupçonnais un peu que les événements plus que ma conduite favorisaient le respect de mon précepte, mais était-ce de ma faute ?

Rt. Hon. est venu me rejoindre le soir. Elle se déclare effarée de l’état lamentable de mes nouveaux quartiers qu’elle a qualifié de taudis. Tandis que je rédige mon compte-rendu, elle me demande si j’indique à mon journal la patience avec laquelle elle subit ma nouvelle existence vertueuse, qui, d’après elle, me rend particulièrement impossible à vivre. Voilà qui est fait.

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