Travailler

Publié le 03.05.2016

L'Art de la Vertu

Cher journal,

Il ne suffit pas aux yeux de Franklin de ne pas dépenser inutilement son argent; il faut encore en gagner. Presque à la moitié de son programme, il recommande donc une industrie continuelle. Voilà qui n’arrange pas mes affaires; si j’ai découvert les jours précédents que plusieurs de ses vertus n’en étaient pas à mes yeux, cela fait bien longtemps que je suis sorti de la religion du travail. Je ne veux pas dire que je suis hostile au travail, cher journal, mais j’estime que les raisons de vanter les mérites du travail n’appartiennent pas au discours moral. De la même manière, je ne crois pas que l’oisiveté engendre tous les vices. Je ne peux donc suivre tout à fait Franklin, sous peine d’avoir l’impression de rendre un culte aux veaux d’or.

Mais il ne faudrait pas que ce beau principe se transforme en légitimation de toute forme de paresse - ou, pire encore, exacerbe mon manque naturel de concentration. Les joies de la technologie contemporaine n’ont pas arrangé, chez moi comme chez tant d’autres, ce défaut; et si l’esprit contemporain a devant ce phénomène ressuscité joyeusement les mots de sérendipité et de procrastination, je ne crois pas avoir besoin d’encourager ces tendances en moi. Et, très certainement, je gagnerai à me concentrer plus souvent sur une tâche utile ou nécessaire, pour reprendre les qualificatifs chers à mon mentor, même si comme toujours je trouve cette idée d’utilité si flasque qu’à ce compte là, n’importe quoi peut devenir du travail - mais peut-être faut-il voir les choses ainsi ?

Si la Communauté me pourvoyait sans fin en tâches diverses, que je trouvais parfois ingrate mais surtout absurdes - à l’inverse de ce que je viens de dire, cette fois, bien des choses peuvent ne plus être du travail s’il fallait à tout prix qu’elles soient utiles ! - maintenant que je suis à mon propre compte, je dois donc m’occuper moi-même; et sans doute, m’enrichir matériellement de cette occupation, puisque la vie d’excellence que prêche Franklin doit vous amener, si on en respecte l’esprit, à une certaine opulence. Cela me paraissait un but très déraisonnable en deux jours. Je préférais m’engager à ne pas m’interrompre constamment au milieu d’une activité quelconque. Et si, par malheur, si je devais ne pas m’occuper les mains ou l’esprit à un projet utile, mais par exemple lire un article de journal sur un sujet sans intérêt, au moins pourrais-je m’efforcer de me concentrer dans ma distraction.

Après bien des réflexions, je finis par trouver enfin une activité ressemblant à du travail; fort de ma récente érudition en la matière, je décidai de créer ma propre société de fabrication de soupes. J’ai passé ma première journée à contacter hommes d’affaires, avoués et banquiers pour les convaincre de s’associer à mon projet. Je constate, comme pour nombre des autres vertus auxquelles je me suis essayé, le même nuisible effet secondaire; sitôt que j’ai fait un pas dans la bonne direction, je suis satisfait que je désire une forme quelconque de récompense. Ainsi, après chaque coup de téléphone, je me disais que j’avais bien mérité de m’arrêter un moment. Inquiet de ces tentations auxquelles j’ai plusieurs fois cédé, je planifiais nombre de rendez-vous pour le lendemain, songeant que si je passais mon temps ainsi, je me forcerai à travailler sans relâche. Mais à présent, je songe que s’il faut tricher avec soi-même pour garder sa bonne conduite, on ne peut vraiment se féliciter.

Les hommes d’affaire que je connais sont des individus curieux, qui ne semblent pas connaître de milieu entre l’enthousiasme débordant et le pessimisme absolu. Après quelques échecs dus à ce second tempérament, plusieurs s’emballèrent pour mon idée, service de veloutés en poudre personnalisables au moyen d’une plateforme informatique dernier cri. L’un d’entre eux, au moment où je lui demandais si son engouement irait jusqu’à me fournir des fonds, me demanda sur le ton de la gendarmerie: “Monsieur R., avez-vous des principes ?” Pris de court, et répondant sans réfléchir, je répondais en toute bonne fois: “J’en ai un, le travail.” Cette réponse semblait le réjouir particulièrement. Après de longues considérations sur le manque de dynamisme de nos contemporains, il prononça un nombre considérable qu’il s’engagerait à investir, à condition que je dépose un projet complet, muni d’un plan quinquennal et parsemé de suffisamment de détails techniques pour avoir l’air sérieux.

Je revenais chez moi contaminé par son exaltation, et cette passion soudaine m’aurait sans doute amené à plancher assidûment sur le dossier qu’exigeait mon financier. Mais comme j’arrivais au couloir où se trouve mon domicile, je tombai sur les membres de la Communauté qui m’avaient rendu visite l’autre jour, en train de porter des cartons et de s’agiter dans tous les sens. Comme je leur demandai des explications, ils m’expliquèrent vouloir suivre mon modèle, quitter le groupe et avoir loué l’essentiel des appartements voisins du mien. Je songeais un moment que le principe dont je m’étais vanté devant mon investisseur commandait de leur venir en aide et de me montrer le plus hardi des manutentionnaires. Mais le courage me fit défaut, et je rentrais chez moi en m’enfermant à double tour. Le remue-ménage autant qu’un profond agacement devant cette situation dépassent de loin mes forces, et je passe la soirée de mon deuxième jour dans un désoeuvrement complet.

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