Pardonner
Publié le 11.05.2016
L'Art de la Vertu
Cher journal,
Le conseil d’administration fût un grand succès. J’avais été injuste de traiter ceux qui m’ont rejoint de moutons; ils manifestaient au contraire une grande indépendance. Je fus surpris d’apprendre que nous avions déjà un département de marketing, un service de comptabilité, très affairé à savoir comment qualifier notre cambriolage dans ses livres et un grand nombre de managers. Tous communiaient dans un optimisme extrême; on m’intronisa Président Directeur Général, et je quittai la réunion à mon tour plein d’espoir quant à notre avenir.
J’étais nettement plus sceptique sur mon projet de vie vertueuse. Toutes ces activités collectives m’avaient détourné de mes tentatives de m’améliorer. D’un autre côté, la prochaine vertu du calendrier portait toute entière sur la vie sociale. Franklin recommande de se tempérer, et plus particulièrement de pardonner les injures, “autant que l’on pense qu’elle mérite le pardon” - cette précision, je suppose, destinée à rendre les choses plus faciles. Je crois que beaucoup de travail me reste à faire avant d’atteindre cet idéal, quand bien même ces dernières années je parviens un peu mieux qu’avant à ne diminuer mon naturel emporté. Garder une humeur égale, particulièrement lorsqu’on me moque ou qu’il me semble qu’on ne comprend pas mon propos, ne me sera jamais naturel, et pourtant je sais d’expérience que, pour peu que je garde à l’esprit ce commandement, je peux maîtriser le moteur si facilement emballé qui me domine parfois. Ici je dois approuver, à ma grande surprise, la méthode de Franklin et son succès, précisément parce que l’exercice de cette vertu repose d’abord sur la répétition mentale d’un impératif; il suffit d’imaginer un barrage pour qu’il existe. Mais c’est un faible barrage que celui qui, dès qu’on n’y pense plus, laisse s’écouler tout ce qu’il retenait.
Mes rechutes furent donc nombreuses; il m’a suffit d’entendre une bêtise ou une banalité pour sauter à la gorge du malheureux qui l’a prononcé. A tout le moins, passé ma réaction première, ai-je essayé d’adoucir un peu mon propos, m’apercevant pour ainsi dire les crocs déjà planté dans la chair, de mon agressivité.
Restait le problème de la rancune. Là encore, il me faut lutter contre mon esprit particulièrement mesquin et une mémoire guère capable de pitié. Les événements m’ont mis, en la matière, à rude épreuve. Je fus tiré de mon sommeil, après ma première journée de tempérance, par cinq brutes; je reconnus aisément des membres de la Communauté qui ne m’avaient pas suivi dans mon exil. Une main me baillonnait et des bras m’immobilisaient. Ils m’insultèrent copieusement et je compris plus ou moins de leur propos qu’il ne restait plus grand chose de leur groupe. Je fus tiré du lit et battu brièvement, mais mes agresseurs ne semblaient pas avoir le coeur à cette violence. Ce n’est pas que l’envie de me faire mal leur manquait; mais ils sentaient plus ou moins que les quelques contusions qu’ocasionnerait ce passage à tabac n’apaiseraient guère leur soif de revanche. Tandis que l’un d’entre eux m’immobilisait, ils débattaient de ce qu’il convenait de faire. Leurs palabres durèrent un temps, au bout duquel ils convinrent qu’un personnage de mon espèce, coupable de semer la division, méritait de subir le symbole de son crime, et qu’il convenait de briser autant de mes os que physiquement possible. Ils avaient à peine convenu cette sentence que je sentis un immense choc sur le poignet de ma main gauche, celle dont je me sers commodément. Mais l’instrument dont ils s’étaient servi avait fait autant de bruit que de dégâts. Bien vite, on entendit dans le couloir des pas précipités et mes assaillants cherchèrent à s’échapper par les fenêtres. A cet instant, toute la douleur du coup que j’avais reçu, comme si elle avait fait fausse route et avait du retrouver son chemin le long de mes nerfs, se fit sentir d’une seule traite et je m’évanouis.
A mon réveil, je trouvais mon poignet enrobé d’un plâtre. La moitié des transfuges de la Communauté s’agitait autour de ma chambre et se félicitait d’être intervenu pour me sauver. Je remerciais pâteusement mes sauveurs. Ils se désolaient de ne pas être parvenus à attraper les coupables. Songeant que je tenais une occasion parfaite de pardon, je fis, du mieux que mon état me le permettait, un plaidoyer pour ceux qui m’avaient attaqué. Le coeur devait me manquer un peu et mes paroles me parurent peu sincères. Plus encore, mes propos provoquèrent la consternation de toute l’assistance. Plusieurs sortirent carrément au milieu de mon apologie. Certains virent dans ma défense une preuve de lâchet ou de la tiédeur, sinon de l’ingratitude; d’autres encore estimaient que tout cela montrait bien que malgré mes actions passées, je n’avais pas vraiment coupé les ponts avec la Communauté. Dans l’après-midi, je fus successivement déchu de ma position de guide officieux de l’immeuble et de président directeur général de notre fabrique de soupe. Je n’ai pas le courage de mentir en affirmant que là encore, je pris cette réaction avec mansuétude. Je suis d’autant plus furieux que je n’ai jamais vraiment voulu de ces titres ni du reste de cette cohorte d’imbéciles.