Enrichir

Publié le 09.05.2016

L'Art de la Vertu

Cher journal,

Il me reste encore douze journée vertueuses à tirer. Toute cette absurde tentative aura eu le mérite de me libérer, pour un certain temps, de l’envie de me réformer. La mauvaise humeur qui me domine en ce moment ne m’aidera pas à présenter sous son meilleur jour la définition que Franklin donne de la vertu que j’ai tenté de respecter de mon mieux cette fois-ci, la justice. Il s’agit selon lui de ne pas nuire aux autres; mais derrière ses lunettes de comptable, nuire se réduit à “ne pas causer de perte ou priver de gain”.

Bref, pour être juste, n’empêchez pas l’enrichissement des autres; la morale ne dit pas s’il faut y contribuer activement, ce qui m’a beaucoup troublé. Pendant que tout l’immeuble se consacrait à la rédaction de notre code de conduite, je m’occupais du dossier destiné à mon investisseur de l’autre jour. Mais on frappait sans cesse à ma porte. Plusieurs de mes anciens confrères de la Communauté venaient me voir, m’expliquant qu’ils se sentaient tout aussi incapable que moi de contribuer à la rédaction de la Charte qui agitait les autres, et me demandaient ce qu’ils pouvaient faire pour aider notre cause commune. Je haussais les épaules. Comme je rédigeais le paragraphe consacré aux structures de productions de l’entreprise à naître, à la première usine d’où sortirait, prêtes à être remplies d’eau bouillante, les commandes personnalisées de clients assoifés de soupes, l’idée me vint que toute cette bande de désoeuvrée qui venait me demander que faire pourrait faire de formidables premiers employés.

Au moment où j’envisageais cette option, je m’arrêtais pour la considérer sous un angle moral. D’un côté, je ne tenais pas en très haute estime les moutons qui m’avaient suivi dans ma retraite, et je ne pouvais qu’avoir l’impression de les exploiter en leur proposant cet emploi. De l’autre, en les laissant dans leur inactivité du moment, n’allais-je pas contre mon principe du jour en les privant d’un gain ? Tandis que je m’abandonnais aux affres de cette casuistique, je ne pouvais m’empêcher de considérer le tort, certes involontaire, que j’avais causé à l’ancienne Communauté, qui se retrouvait à présent amputé de la moitié de ses membres, désormais ralliés à mon absence de cause. Il me parut bien difficile d’être juste, même avec la définition simpliste que je devais suivre. Face à ces pensées désagréables, je décidais de mettre mon plan à exécution, espérant qu’agir m’empêcherait de trop penser. Je réunissais tous ceux qui étaient venus me demander de leur confier une tâche, et je leur proposai de mettre en place une immense cuisine, d’où nous tirerions un bénéfice substantiel, précieux pour notre nouveau groupe. La majorité reçut cette proposition avec méfiance, ce qui me rassurait un peu. Mais un petit nombre fut très enthousiaste et se mit au travail tout de suite. Avant toute chose, il fallait réunir tout le matériel nécessaire. Un des plus dégourdis me demanda l’honneur de recevoir cette responsabilité, et je la lui abandonnai bien volontiers; mais il fallait réunir du capital pour ce genre d’achats, aussi lui proposais-je d’attendre que je rencontre mon investisseur. Il me répondit par un clin d’oeil que je pris pour une manifestation de bonne humeur.

Avec mon immeuble en guise d’usine, et une partie de mes camarades comme main d’oeuvre, je ne doutais pas de pouvoir convaincre mon financier. Il salua le rythme auquel j’avançais, mais m’expliqua que ses capitaux ne circulaient pas à une allure similaire. Il se lança dans des explications auxquelles je ne comprenais rien, mais dont il ressortait clairement que je devais prendre mon mal en patience. Pour s’excuser de ce retard, il m’invita à dîner avec lui; puis, comme il voyait que ces mauvaises nouvelles me décevaient, il me fit boire en grande quantité. Tant et si bien que je ne rentrais à l’immeuble qu’au petit matin, dans un état qui m’aurait fait honte quelques jours auparavant lorsque je tâchais d’apprendre à me modérer. Je tentais de monter discrètement chez moi. Je découvris tout le premier étage transformé, rempli de casseroles, de tables en innox et, bien installés dans les anciennes salles de bain, d’immenses dessicateurs industriels. La troupe de mes recrues, dont aucun ne dormait, poussait des cris de joie et commençait déjà à s’affairer.

Au milieu de tout ce monde, je trouvais l’homme que j’avais chargé de nous équiper. Je m’empressais de lui demander par quelle prodige il avait pu obtenir tout ce matériel sans que je lui ait confié le moindre sou. Il m’avoua avoir cambriolé les locaux de la Communauté, où il occupait avant de nous rejoindre le poste de chef de la sécurité. Avec l’aide de ses comparses, il avait dérobé dans la nuit tout le contenu des cuisines. Au passage, ils avaient visité l’un des coffre-forts, d’où ils avaient tiré assez d’argent pour acheter les appareils nécessaires à la lyophilisation directement chez le fabricant. Le tout avait été transporté grâce à des camions là encore récupérés à notre ancienne adresse. Je devais pâlir au fur et à mesure de son récit, et il voulut à tout prix se justifier : “Vous alliez voir un investisseur, je me suis dit que cela prendrait des mois, j’ai voulu faire preuve d’initiative pour accélérer le mouvement.” “Mais c’est du vol !”, m’écriai-je horrifié en réponse. Là dessus, il m’affirma franchement que les status de la Communauté restaient très flous sur le principe de la propriété privée et qu’il ne pensait pas avoir agi illégalement.

Je m’enfermai dans mon appartement, progressivement envahi par l’odeur de soupe et cuvai tant bien que mal ma beuverie de la veille. En fin de journée, nos camions nouvellement acquis furent remplis des premières livraisons. On vient de me prévenir que le premier conseil d’administration de la société doit se tenir dans l’heure, chez moi; je suis chargé de préparer un repas pour tout le monde, parce que plus personne n’a envie de faire la cuisine.

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