Obus

Publié le 27.06.2016

Cher journal,

Je crois avoir déjà confié ici que ma longévité doit autant à quelques mystère génétique qu’à mon extrême prudence - encore que le mot de lâcheté conviendrait peut-être mieux. Voilà pourquoi, au moment où éclatait une nouvelle guerre, je préparai sagement ma valise, et je m’installai bien loin, dans un de ces pays qu’on juge parfois d’ennuyeux, sous prétexte de leur déficit en conflits armés. Mais je sais d’expérience que, même vue de loin, la guerre reste une affaire dangereuse; et il vaut mieux s’éloigner de tous ses semblables, car une dispute peut éclater jusque dans un pays neutre, et s’envenimer tant et si bien qu’on finit sur les dalles d’une morgue à mille kilomètres des champs de batailles, tout cela parce qu’on n’a pas tenu sa langue dans le bar d’un hôtel, quand un fervent patriote à vos côtés ne pouvait tolérer vos paroles.

Je me trouvais donc une vallée déserte, terrain de jeu d’un architecte excentrique d’un siècle passé, où il avait laissé une maison un peu délabrée mais charmante, avec une terrasse en bois sur son premier étage, d’où je pouvais contempler le paysage désert, lire une gazette et priser mon tabac. Je passais une année formidable, et pratiquement solitaire si on ignore quelques expéditions pour me ravitailler. Je ne suivais les hostilités que d’un oeil. On comprendra donc ma surprise quand, au beau milieu d’une de ces après-midi languissantes, j’eus les oreilles presques percées par un sifflement strident suivi d’un immense et bref crachotement. Je tombais à la renverse de mon rocking chair, et me relevait avec des échardes le long des tibias.

Devant moi, la vallée à peu près verte n’avait pratiquement pas bougée, à l’exception d’un immense trou apparu brutalement. Sa naissance violente avait soulevé puis projeté aux alentours quelques mètres cubes de mor et coupé comme un jardinier maladroit plusieurs touffes de bruyères. Ça et là, quelques morceaux de métal découpés par la même main sauvage qui avait tracé les nouvelles courbes de niveau du paysage, s’enfonçaient dans la terre fraîchement remuée. J’en trouvais aussi un fiché dans une des poutres de ma façade. Trop étonné pour faire preuve de la moindre inquiétude, je descendais examiner cette formation spontanée de plus près, mais il ne me fallaut pas longtemps pour comprendre que ce genre de transformations ne peuvent se produire que sous l’effet d’un Howitzer ou d’une autre de ces machines. Il me semblait que le rayon d’action de ces lanceurs ne dépassait alors guère la dizaine de kilomètres. Je fis donc quelques grands cercles concentriques autour de la maison, à la recherche de l’appareil. Sur le moment, cela me parut la meilleure conduite à tenir, mais je ne sais pas très bien ce que j’aurais fait eussé-je trouvé l’engin responsable et les artilleurs qui l’accompagnaient sans doute. Mais même à la moins plausible des circonférences, je ne trouvais ni batterie de campagne, ni même les traces de leur passage. Qu’auraient-elles fait, de toute façon, sur cette terre bienheureuse et pacifiée, où les soldats de plombs sont plus nombreux que leurs homologues en chair et en os ?

Je rentrais bredouille. Mais dès le lendemain, je partais à la recherche d’un journal et d’un poste de radio à la recherche d’une explication. Mais on ne signalait aucun mouvement d’armées aux environs; à vrai dire, même la guerre lointaine se résumait à quelques brèves - ses fronts gelés depuis plusieurs mois faisaiet bégayer les compte-rendus. Je finis par me persuader que je venais d’échapper de peu à une forme rarissime de balle perdue. Un projectile tiré à l’autre bout de la planète par un grand maladroit, au lieu de dessiner la légère cloche voulue, pris de folie des grandeurs, s’était convaincu de tenter l’une des paraboles les plus audacieuses et, advienne que pourra, voir où il retomberait. Je me doute bien que mis à l’épreuve des calculs, cette explication ne tiendrait guère, et il doit se produire un phénomène stratosphérique quelconque qui viendrait empêcher une trajectoire de ce calibre. Mais je ne pus jamais trouver de meilleure explication.

Je ne pus supporter que quelques semaines la compagnie du cratère mystérieux. Chaque matin, je vérifiais d’un oeil inquiet, par la fenêtre, les dénivellés familiers pour m’assurer qu’il n’y avait pas eu de nouvelle explosion. L’après-midi, je levais sans cesse la tête pendant ma lecture pour m’assurer que le calme qui régnait n’était pas qu’une apparence. Et le moindre craquement de bois, le simple sifflotement d’une bouilloire, même le vol un peu trop appuyé d’une nuée d’oiseau par dessus mon toit, me voyaient sursauter et chercher où me mettre à l’abri. A nouveau, donc, je pliais bagage et cherchais un endroit encore plus isolé. J’envisageais le sommet d’une montagne. Je tentais l’expérience, et ce fût l’occasion d’apprendre que je n’ai pas de talent pour l’alpinisme. Ma jambe brisée suite à une mauvaise chute lors de mon ascencion inaugurale fut ma seule blessure de guerre, et me valut de garder le lit pendant plusieurs mois.

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