Sevrage

Publié le 07.07.2016

Cher journal,

Je croyais avoir plongé au plus profond de moi-même, dans la roche la plus solide, l’ancre de cette habitude et de ce trajet, si bien que les moments de doute je pouvais me dire en moi-même: ce soir, je roulerai comme hier et les jours d’avant sur la route qui longe la côte, et les doutes s’estomperont puisque si parfois je m’oublie, je sais que je suis cette personne qui conduit une Oldsmobile dans la soirée sur le littoral, et si quelqu’un avait la même habitude, il pourrait savoir qu’il est à l’heure et qu’il suit le même ordre des choses en me voyant passer. Et si un jour, comme il arrive qu’on manque même au rite le plus solide, je m’en trouvais empêché, celui-ci ou celle-là serait tout étonné, et il se demanderait quelques instants, mais qu’est-il arrivé à cet habitué ?, avant que le lendemain, il ressente ce plaisir curieux de voir un événement indépendant de notre volonté se reproduire. Et je tenais la tête haute à ceux qui moqueraient la fibre casanière de mes nerfs, et quand on tançait ma peur du changement je haussais les épaules, ou quand je sentais les gens baîller à ma seule présence car je n’offrais aucune prise à la variété, je m’en lavais les mains. Pour l’exotisme, je vivais déjà dans une carte postale et pour l’aventure, je vivais à quelques minutes d’une ville spécialisée dans sa production en quantité presque industrielle - j’y jouais du reste le rôle d’ouvrier spécialisé.

Peut-être, à la réflexion, souffrais-je - et suis-je plus généralement sujet - à des crises de misonéisme, et je suppose si j’y réfléchis bien - ou plutôt si je me réimagine correctement - que j’accueillais la moindre introduction d’un élément inédit d’un air mauvais. Mais enfin après un effort sans doute dérisoire, mais qui m’avait paru infini, j’avais recommencé une vie nouvelle, encore une après bien d’autres, répondant à une petite annonce et me trouvant pour une fois des plus heureux dans cette pêche à la ligne, entièrement comblé par les promesses rêveuses offertes par les posters d’aéroports, les aspirations du siècle présent et les fantasmes collectifs. Cette période s’accompagnait de vives crises d’amnésies, de trous de mémoire que je commençais peu à peu à sentir physiquement, comme si une flaque d’acide rongeait peu à peu mes cellules grises à mon insu - lorsque je cherchais un souvenir, sans même être certain de le posséder, je portais ma main sur cette masse corrosive, et n’osais plus revenir. Et comme les moeurs gagnaient du terrain sur moi-même et ma propre volonté, me transformant en l’un de ces archétypes des studios pour lesquels je tenais la perche d’où pendait le boom mic, pour me rassurer je songeais à mon infinité de constantes, et à la route du retour, lui-même si délicieusement cinématographique.

Mais on s’exagère toujours l’influence d’une habitude et on la prend trop vite pour une addiction. Ce soir-là, quelque chose mit une ombre au tableau mais je ne m’en souviens pas ou je n’en fus pas conscient au moment où elle était encore observable. Peut-être une mauvaise chanson dans la radio, peut-être une insensible mais désagréable perte d’adhérence des pneus, ou tout simplement une glande devenue folle et sécrétant, comme la bile noire des plus vieux livres de médecine, l’hormone qui préside à l’écoeurement généralisé. Avant même de reprendre parfaitement conscience de moi-même, je fis en quelques instants une embardée vers un début de falaise; devant la chute inévitable, j’ouvrais la portière avec un sang-froid que je ne pourrais reproduire, et me précipitais à l’extérieur. Cette cascade impromptue n’aurait pas démérité, prise sur pellicule; je m’en sortais indemne, perdant simplement dans un grand bruit d’eau une voiture à laquelle je tenais tout de même beaucoup, et par l’effet combiné de la poussière et des cailloux les vertus de bonne présentation d’un complet qui ne me plaisait pas plus que ça.

Cette épisode (et les complications qui s’ensuivirent, sur lesquelles je passe, car j’ai juré de ne pas raconter la suite de cette histoire) m’apprit donc à regarder mes habitudes avec méfiance; non pour l’effet lénifiant qu’on leur prête d’ordinaire, mais au contraire, parce qu’elles suscitent leur propre antivenin, radical et imprévisible, à tel point qu’il n’existe plus à mes yeux de vraies habitudes.

Right. Hon. m’évoqua un jour l’histoire de cet homme qui, lui aussi, tenait à un certain trajet en automobile, et au nom d’une idée du chic qui n’est sans doute plus très en vogue, sortait de sa poche, avec ses mains gantés, un étui dont il extirpait le matériel nécessaire pour fumer, en bord de route, toujours sur le même promontoire, une unique cigarette quotidienne. Il arrêta d’un coup le jour où il sentait que ce rituel lui paraissait nécessaire. Mais qui arrive à être aussi sage ?

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