Surface

Publié le 13.07.2016

Cher journal,

Certains matins je croise, dans un bus qu’il m’arrive de prendre, un couple mystérieux dont les deux composantes partagent une partie de mon chemin. Ils sont toujours assis côte à côte et passent l’essentiel du trajet dans un silence total. On pourrait penser que ce sont deux personnes qu’un hasard un peu curieux, à de nombreuses reprises, positionne sur la même banquette. Mais de temps à autres, une phrase est prononcée - sans réponse de l’autre partie.

Les deux dégagent un je ne sais quoi de publicitaire. À leur spectacle se surimpose les clichés des marques qui réclament à coup de photographies de couples trop occupés à toiser la caméra pour se regarder l’un l’autre. L’homme, qui descend le premier, s’installe invariablement côté couloir. La disposition de ses sourcils et de ses paupières lui ôtent toute forme d’expressivité. Il porte un beau costume dont les plis impeccables me font un peu honte; s’il n’avait pas cet air un peu ahuri, on pourrait lui trouver beaucoup de prestance. La femme, qui descend comme moi au terminus, est assise à la fenêtre et y jette de temps à autres des regards avec l’air d’un profond ennui. Elle semble légèrement plus âgée que lui. D’ordinaire, elle porte une paire de lunette de soleil, celles qui autorisent l’air de l’incognito ou des excès de boisson. Elle pourrait avoir l’air chic, mais les touristes japonaises qui nous environnent d’ordinaire manifestent un goût vestimentaires si sûr que la compétition en matière d’élégance ne joue pas en sa faveur. Cet équilibre entre l’indigène et le voyageur s’inverse pourtant au terminus où nous descendons, elle et moi. Le bus nous laisse à l’une des places majeures de la ville, qui sert aussi de point d’arrivée des cars de voyage organisés; aussi y trouve-t-on les fournées de visiteurs frais, moins autonomes que les précédentes, et qui agitent en l’air leurs selfie sticks; par comparaison nous avons tous un air un peu aristocratique.

Je m’interdis la plupart du temps de faire des pronostics sur les couples qu’on croise - quoi de plus indélicat ? Au contraire, dans mes efforts constant pour lutter contre mes penchants neurasthéniques, je m’efforce de me réjouir lorsque je croise des amoureux, et de sauter sur l’occasion pour détourner mes pensées de toute mélancolie. Mais ce duo là manque trop cruellement de saveur, et leur relation si glaciale en apparence, m’empêchent de me retenir; à ma propre horreur, je suis surpris, chaque fois que je les croise, de les voir encore ensemble.

Ce réflexe me hante ensuite une partie de la journée. Je me trouve d’abord très injuste : tantôt certains couples me sont désagréables par leur manque de pudeur, d’autre fois comme ici, leur absence totale de contact. Ainsi, j’ai toujours détesté les hommes qui posent en public leurs mains sur la cuisse de leur compagne - sans doute parce que le premier que je vis procéder de la sorte me paraissait assez méprisable. Mais mon jugement n’est pas simplement arbitraire, il se fonde sur des impressions qui ne résistent guère à la critique. Après tout, la fréquentation des transports en communs ne pose pas tout à fait le cadre propice à l’expression du romantisme. Je ne peux m’empêcher malgré ces justes raisons de songer à l’arrêt où descend l’homme, partant sans un mot, sans même qu’ils se frôlent la main. Ce matin, la femme a paru s’agiter un peu lorsque le bus reprenait son chemin, comme si elle hésitait à le regarder s’en aller par la fenêtre opposée. Finalement, elle a continué sa contemplation maussade de l’autre trottoir. Je me perds dans la recherche d’explications à leur froideur. Peut-être se disputent-ils incessamment le matin. Peut-être n’est-ce pas même un couple, mais simplement d’ennuyeux collocataires, gênés à l’idée de partager non simplement le toît mais en plus une partie de leur itinéraire matinal.

Je me souviens d’un déjeuner à The AnchorRt. Hon. et moi-même, installés dans un redoutable canapé en cuir dont s’extirper demandait un effort surhumain, regardions avec le même voyeurisme un homme et une femme installés à quelques mètres, en pleine conversation, en se demandant s’ils étaient ensembles. Rt. Hon. avait commenté, je ne sais plus exactement en quels termes, mais de façon élogieuse la façon dont l’homme écoutait sa vis-à-vis. De temps à autres, cette formule, prononcée il y a pourtant presque une dizaine d’années, me revient en tête et je songe à chaque fois qu’il y avait là comme un appel du pied et une manière de me dire que je ne donne guère la même impression. Lorsque ce souvenir s’est à nouveau bloqué en moi-même, je m’efforce lorsqu’elle parle de pencher ma tête légèrement vers l’avant et de donner à mon regard et même à mes oreilles une certaine intensité - tâche ridicule autant que contre-productive qui, bien souvent, me déconcentre et fait que mon attention d’auditeur se relâche quand avant de m’inquiéter de la sorte j’était tout ouïe. Et sans doute de nombreuses fois moi-même, je me méprends sur un geste de Rt. Hon. ou sur une absence de réaction, oubliant, comme pour le couple du bus, que la vie amoureuse n’appartient pas tout à fait au domaine de l’observable.

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