Compassion

Publié le 23.08.2016

Cher journal,

J’ai reçu hier la visite du docteur A. Il ne va guère mieux que lors de notre dernier entretien, lorsqu’il avait été chassé de force, un peu par ma faute, de son pays d’accueil. Depuis presque deux ans, il a subi de nouveaux malheurs. Son mari est mort des suites d’un empoisonnement à la musique baroque. Il convoitait un poste dans un centre d’étude prestigieux; pour y être reçu, il préparait un article ambitieux sur le développement des facultés du rêve chez les survivants de méningites. Hélas, on découvre que la moitié de ses sujets d’études ont menti sur leur maladie; ils ne souffraient que de vulgaires, encore que douloureux, torticolis. Pour ne rien arranger, il est lui-même atteint d’une rage de dent depuis une semaine. Je l’accueille dans mon appartement, je fais ce que je peux pour lui remonter le moral, mais rien n’y fait. Il se plaint du sort qui s’acharne contre lui. Je ne peux lui donner tort - mais d’un autre côté, pendant qu’il me raconte tout cela, je finis par ressentir un certain ennui. Pourquoi suis-je si insensible à ce qui arrive à cet homme ? La sympathie pour autrui nous parvient parfois de façon un peu arbitraire, et même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut toujours la forcer. Au contraire, au bout d’un moment, les personnes qui n’éveillent pas de compassion en nous deviennent une source d’irritation car leur seule présence nous rappelle notre égoïsme.

Bien essayé, tout de même, de lui remonter le moral. D’abord en lui donnant l’adresse de mon dentiste, puis en parlant d’un de ses sujets favoris, le théâtre. Je lui demande s’il a vu la dernière pièce qu’a monté Charpentras. En quelques secondes, tous ses maux disparaissent et il parle longuement de l’admiration qu’il lui voue. Je l’écoute d’une oreille distraite. Pendant qu’il parle, je remarque qu’il commence et finit beaucoup de ses phrases par des expressions comme “pour moi”, “ou c’est ce que je pense”, “de mon point de vue”. D’ordinaire, j’aime assez les gens qui prennent ces précautions oratoires, qui tempèrent du mieux qu’ils peuvent le caractère péremptoire que prend, dès qu’on y réfléchit à deux fois, la moindre phrase. Mais, décidément notre amitié paraît incongrue, tant ce trait m’agace profondément - je lui trouve un mélange de lâcheté et de narcissisme.

Autant dire que je n’écoutais plus guère le pauvre docteur, obsédé par l’idée de comprendre l’hostilité que je ressentais en sa présence. Comme, entre deux brasses plongées dans mes pensées, je remontais à la surface pour respirer et mesurait l’état actuel de sa conversation, je m’aperçus qu’il discutait à présent de tout à fait autre chose, et me racontait l’histoire d’une de ses amies, victime elle-même de nombreux coups du sorts. Je crois avoir déjà relevé que le visage du docteur A. peut changer du tout au tout; du reste, son langage, son attitude, tout en lui peut aller du compassé au détendu, du pitoyable au sévère et, selon les costières employés sur le théâtre de sa figure par l’éventail éclectique des expressions qui s’y produisent, son âge même paraît incertain. Et à présent qu’il me racontait les malheurs d’une autre personne, je pus enfin comprendre en remarquant la mine pathétique mais forcée qu’il prenait, la source de mon manque de pitié envers lui : le ton mondain sur lequel il rapportait ces mésaventures et le sentiment diffus qu’il ne ressentait rien de ce qu’il cherchait à manifester. Le docteur n’est pas un ami, mais une relation. Je me demandais d’abord si lui-même avait conscience que nos rapports ne pouvaient pas se penser autrement. Puis si il comptait le moindre ami parmi les nombreux noms que devait comporter son agenda. Je dois préciser, tout de même, que j’ai pu voir le docteur se montrer d’une aide précieuse envers d’autres; que si bien des comportements chez lui, comme chez nous tous, naissent au fond d’un grand égoïsme, cela n’en fait pas moins sur bien des points un philanthrope et un homme animé par la bienveillance. Mais à bien y réfléchir, je ne lui connais pas d’amis propres; qu’un vaste réseau qu’il entretient à la perfection, avec lequel il se montre sous le meilleur jour possible, mais au sein duquel ne se manifeste presque jamais le moindre sentiment - qu’une collection de récits, d’entraides, et surtout de ragots.

Je m’empressais d’exprimer le chagrin le plus extrême au récit qu’il me fît, sans vraiment me forcer puisque son amie - cette inconnue si malchanceuse, qui n’était pour moi qu’une abstraction dont j’ignorais tout hors le compte-rendu que je venais d’entendre - me paraissait, elle, vraiment à plaindre. Le docteur prit alors une bonne minute pour saluer “mon caractère sensible”, trait qui lui paraissait ma plus grande qualité. Je l’écoutais, cherchant à savoir lequel d’entre nous deux me paraissait le plus hypocrite. Je lui fis à mon tour un compliment par souci d’équilibre. Il prit congé après l’avoir reçu de bonne grâce.

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