Examen

Publié le 29.08.2016

Cher journal,

Quelques fois, je renonce à mes principes de prudence. Ainsi, il y a quelques siècles, je songeais que la vie de mercenaire me forgerait un peu le caractère. Je ne peux pas prétendre avoir brillé dans le métier des armes - cela vaut sans doute mieux, une existence prolongée vous apprend à mesurer les conséquences possibles et lointaines de la moindre de vos actions, car j’ai bien failli lors de cette désastreuse expérience tuer un colonel de cavalerie qui, plus tard, pris par la révélation, devint un savant estimable.

On recrutait facilement, mais tout de même, je ne paye guère de mine. Aussi me mit-on en équipe avec un gabarit similaire au mien, un soldat plus expérimenté mais tout aussi chétif nommé Sándor. Nous servions d’éclaireurs et d’espions de fortune. Je n’eus guère l’occasion de voir ma compagnie se couvrir de gloire; elle appartenait à ces fines unités qui doivent leur survie à leur retards perpétuels sur le champ de bataille. Notre employeur, le Prince Gabriel, nous envoya changer le cours d’une bataille près de Prague - mais nous arrivâmes sans trouver les lignes que nous devions renforcer, éparpillées en autant de points qui s’éloignaient dans toutes les directions.

Du coup, nous ne pûmes que hanter la région, et l’essentiel de mon travail consistait à partir avec Sándor examiner si une ferme pouvait servir d’abri pour la nuit. Lors de la première de ces expéditions, nous trouvâmes dans le bas côté d’un chemin de terre le cadavre d’un lansquenet. A cette époque, les uniformes tenaient souvent de la fantaisie et on ne pouvait aisément deviner d’un coup d’oeil à quel camp appartenait un soldat. Je ne tenais pas plus que ça à m’approcher, mais mon camarade mit pied à terre immédiatement et examina brièvement le corps. “C’est un des hommes de Tilly”, m’informa-t-il - sans m’expliquer comment il parvenait à cette conclusion. Je n’eus guère le temps de me poser la question, puisque Sándor entama alors un rituel que je le vis accomplir de nombreuses fois par la suite : il ôta, non sans peine, les trousses du soldat. Je crus d’abord qu’il s’agissait de le dépouiller - pratique qui me parut tout de suite le signe d’un esprit pratique, avec lequel je pouvais m’entendre. Mais ayant ainsi exposé le bas ventre du cadavre, il ne fouilla pas ses vêtements à la recherche d’un peu de butin; il se contenta de rester accroupi à l’examiner quelques instants. Je descendais à mon tour voir de plus près ce manège. Mais lorsque je m’approchais, mon camarade s’était relevé et commençait déjà à aller vers le bâtiment principal de la ferme sur laquelle nous devions faire notre rapport.

Arrivé à sa hauteur en pressant le pas, je l’interrogeais sur sa conduite. Il haussa les épaules et me dit : “Il faut toujours regarder le sexe des cadavres”, du ton qu’on emploie lorsqu’on évoque une règle élémentaire de politesse, qu’on imagine connue de chacun et qu’on est un peu étonné d’avoir à formuler de vive voix. Je ne sus pas quoi répondre à son aplomb. Et lorsque dans la ferme, nous trouvâmes d’autres morts, cette fois-ci moins militaires, il procéda de même, regardant sans discrimination ce que cachaient les dessous des hommes, des femmes et des enfants - la soldatesque qui nous avait précédé n’ayant pas fait grand cas du droit des gens, les dépouilles ne manquaient pas.

A d’autres occasions, je le vis faire de même avec les animaux. Les guerres produisaient de nombreuses carcasses de chevaux et sur une route un peu fréquentée, on ne pouvait manquer d’en voir, signes d’une escarmouche plus ou moins récente; et devant les roncins, les demi-sangs ou les percherons, il se penchait examiner aussi bien les attributs gonflés d’un étalon abattu que les non moins imposantes parties intimes des juments. Lors des quelques expéditions que je fis en d’autres compagnies, je pus constater que lui seul se livrait à cette étonnante contemplation, et qu’il ne s’agissait pas d’une coutûme partagée par d’autre et dont l’existence m’aurait échappée. Au demeurant, Sándor ne semblait pas satisfaire en agissant ainsi une perversion quelconque. Parfois, lorsque nous tombions sur un de ces costumes où on enflait artificiellement la pièce d’entrejambe, il riait un peu en révélant la supercherie, si le propriétaire mis à nu n’était pas à la hauteur de l’habit, mais sans méchanceté.

Je n’osais l’interroger sur ses mobiles, et je finis par m’y faire sans toutefois le rejoindre dans ce curieux voyeurisme - plus pragmatique, et ainsi que je te l’ai déjà reconnu, j’attendais qu’il ait fini pour récupérer les possessions de valeur des défunts, les rares fois où il en restait. Chaque fois, il me regardait d’un air réprobateur, qui tranchait avec le regard absolument philosophique dans lequel ses examens anatomiques le plongeaient.

Un jour que nous nous livrions à notre reconnaissance, un reître tombé de cheval lui éclata le crâne de son rouet. Je vengeais aussitôt le pauvre Sándor (ce fût du reste pratiquement mon seul fait d’arme). Fidèle à moi-même, je m’emparais bien sûr des monnaies qu’on pouvait trouver sur l’un comme sur l’autre. Pris d’un peu de culpabilité de voler un ancien compagnon d’arme, et soucieux de lui rendre hommage, je lui retirai à mon tour ses chausses et je pris dix secondes pour l’examiner - mais cet examen ne me fournit pas plus d’explication sur le sens de cet exercice. Le rite accompli, je repris la route et quittait assez vite le métier - comme il m’arrive souvent.

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