Cave
Publié le 14.09.2016
Cher journal,
Certaines professions prédisposent plus à la théâtralité que les autres; les cavistes m’ont toujours frappé, à ce titre, comme des faiseurs de premier ordre, chacun dans sa catégorie; certains jouent les blasés, et vous explique que le vin ne présente plus à leurs yeux qu’un intérêt commercial; d’autres se meuvent entre les étagères de leur boutique comme des danseurs, passant de l’un à l’autre en quelques entrechats et vous présentent le moindre vin de table avec un cérémonial exagéré. La majorité se contente de faire des monologues inspirés, où je soupçonne de fréquentes improvisations, lorsque un imprudent leur demande un avis sur l’un de leurs produits; à la cinquième description de terroir jusque dans le détail de leurs mauvaises herbes, on se lasse. Je renonce, pour ma part, à passer pour un œnologue accompli et la plupart du temps, je choisis mes bouteilles comme je me coiffe, au hasard; je me repère tout juste selon les cépages et les prix, en évitant la moindre forme de communication sortant du cadre de la stricte politesse. Le résultat n’est pas toujours heureux, mais il a le mérite de présenter de bonnes surprises à un rythme qui me convient.
Hier, suivant cette méthode, je me présente donc devant mon marchand de vin, à la main une bouteille piochée selon cette méthode. “Pardonnez-moi, monsieur, mais vous le connaissez, ce vin ?” demande-t-il d’un air embarrassé. Je réponds avec une franchise dont je devrais m’inspirer plus souvent. “Absolument pas”. Pendant le silence qu’il observe ensuite, je me figure que je viens d’entrer sans le vouloir dans une nouvelle d’Edgard Allan Poe et que le caviste va m’apprendre que le vignoble d’où vient la bouteille souffre d’une antique malédiction - sans doute va-t-il m’annoncer que celui qui boit la moindre goûte de ce vin laisse ses papilles pactiser avec le démon, et renonce à la maîtrise de son âme. Ou que la famille à laquelle appartient le domaine forme un arbre généalogique qui s’enroule sous la forme torturée d’un pied de vigne, et comporte un tel lot de fratricides, d’incestes et de mésalliances scandaleuses que les critiques du milieu, qu’on imagine hédonistes jusquà la lie des dégustations mais qui compensent cette réputation immérité par un puritanisme sévère coupé de superstitions diserses, condamnent tout ce qui sort des tonneaux de ce noeud de vipère. Mais je ne peux former de nouvelle hypothèse car il s’explique d’un plus prosaïque : “Il est dégueulasse. Honnêtement, vous ne devriez pas l’acheter.” Je pose ma main sur la bouteille, j’ai un moment de curiosité naturelle - à quel point doit-il être mauvais pour qu’on en parle ainsi ? - et en fin de compte, trouvant la situation tout de même bizarre à défaut de surnaturelle, je l’interroge : “A mon tour de m’excuser, mais si vous ne désirez pas vendre cette bouteille, pourquoi l’exposez-vous ?
- Ah, ça monsieur, vous savez, on n’a pas toujours le choix !"
Tout en goûtant la profondeur de cette maxime, je me dis que le mieux à faire est de redoubler de fatalisme à mon tour, et je m’exclame quelque chose sur la dureté du métier de commerçant. Ce à quoi il répond du tac au tac, encore qu’un peu entre ses dents : “On peut être commerçant sans être escroc !” - propos qui me semble non moins exact, et peut être d’une ambition plus adaptée à la situation que son précédent aphorisme. “Mais voilà, le patron a décidé qu’il fallait qu’on le vende, et je dois donc le vendre; mais vous, monsieur, ça fait plusieurs fois que vous venez, j’aurais quand même du scrupule à vous vendre ce truc, vous ne reviendriez plus. D’ailleurs, je vais vous dire, même le producteur lui-même reconnaît qu’il n’est pas fameux. Ils ont voulu tenter quelque chose, ça n’a pas pris - d’habitude, ils font plutôt…”, et il fait l’entrechat caractéristique, “… sur une autre terre, celui-là, c’est tout autre chose !” - et comme je déchiffre du mieux que je peux l’étiquette, haussant les épaules, il ajoute avec honnêteté et délicatesse : “… mais c’est pas le même prix”.
En fin de compte, je lui ai acheté à mon tour tout autre chose, mais quittant la boutique je m’interrogeais longuement sur ce vin mal aimé de tous, y compris de ceux-là même à qui il devait le nom et l’existence; et sur la curieuse pratique commerciale à laquelle j’avais assisté. Dans un moment de suspicion extrême, j’eus même envie de revenir furieusement, d’acheter sans un mot tout le stock, pour m’assurer qu’il n’y avait pas là un nectar extraordinaire que le vendeur espérait garder pour lui - mais revenant à mes sens, je me suis demandé si de telles pensées n’étaient pas plutôt le signe qu’il vaudrait mieux que j’arrête la consommation d’alcool pour quelques temps.