Fumet

Publié le 26.09.2016

Cher journal,

Je regrette souvent de ne pas savoir cuisiner. Mais permets moi de clarifier tout de suite; quiconque a, comme moi, un rêve d’autarcie planté au milieu du cerveau comme on y placerait un paratonnerre, sait bien sûr préparer un nombre variable de plats. Je ne parle pas ici de cette connaissance médiocre. Je pense à ceux qui ne sont pas rebutés par la complexité d’une recette où apparaissent d’innombrables ingrédients, que les paresseux de mon espèce placent assez vite dans la catégorie des arômatiques dont on saura bien se passer; ceux qui découpent les ingrédients avec la rapidité et l’élégance des professionnels; ceux, surtout, qui connaissent les accords invisibles des goûts par la seule force de leur imagination. Sans doute faut-il être plus gourmand que moi pour développer de telles facultés; car à bien y réfléchir, mon regret naît ici surtout de l’orgueil et peut-être d’une fascination mystérieuse, comme celle qu’on peut ressentir devant une langue étrangère dont les sonorités nous plaisent mais qui demanderait bien trop d’étude pour qu’on s’attelle sérieusement à son apprentissage. Je vis en paix avec ce renoncement; et je resterais pauvre de goût en matière gastronomique, comme je reconnaissais la dernière fois mon ignorance en matière de vin - cela me protégera au moins d’un snobisme possible parmi toutes les souches qui m’habitent déjà.

Dans tous les endroits habités, chaque jour, mais à la merci d’un hasard subtil et qui n’autorise pas la répétition régulière, se produit quelques minutes un moment où dans une même rue, dans un même quartier, dans un même village, les gens font la cuisine simultanément. Hier, j’ai eu la chance de l’attraper au vol - je sortais à moitié en courant, car il me manquait justement un ingrédient et je devais trouver une boutique ouverte; et il me fallut peu de temps pour découvrir que la chance m’autorisait d’être le témoin d’une de ces rares harmoniques culinaires, ce qui m’amena immédiatement à ralentir le pas.

Il ne suffit pas, j’insiste, de sortir à peu près vers l’heure du dîner pour pouvoir reproduire cette expérience - il faut je suppose qu’une cascade de coïncidence déplace les heures de dîner différentes d’un appartement l’autre, ou les durées de préparation des plats pour que se superpose une quantité suffisante de cuissons synchronisées. Le plaisir vient d’ailleurs de ces multitudes d’habitudes contradictoires ou différentes, pratiquées au même moment, et qui, d’une maison l’autre, changent du tout au tout. On passe du parfum d’une rotisserie à celui d’un poisson; on devine une soupe et le nez à lui seul, par cette odeur réconfortante, semble réchauffer le reste du corps; ou on reconnaît l’étrange odeur du riz qui contraste si souvent avec sa fadeur en bouche; ou non moins mystérieuse, l’odeur des champignons qu’on saisit, une pointe soudaine et envahissante qu’on reconnaît toujours alors même qu’on n’a peut-être jamais goûté cette variété précise; et bien sûr, de temps à autres, on reconnaît plus ou moins les plats qui évoquent des pays différents, proches ou lointains, et qui rendent plus intrigantes les fenêtres couvertes de buées derrière lesquelles on les devine.

Je m’étonnais de ressentir un tel bonheur à cette occasion. Les émotions esthétiques de cette nature, particulièrement si elles sont foisonnantes, me déplaisent d’ordinaire; ce serait plutôt Rt. Hon. qui sait apprécier ces expériences, comme elle aime les rues bondées ou les cacophonies. Je préfère les choses présentées en flacon, sous forme concentrée, à l’abri des distractions. Tu pourrais penser, cher journal, que j’étais simplement affammé et que mon estomac menait la barre; mais à vrai dire, j’aurais fort pu ne pas dîner ce soir là car tout m’aurait paru décevant après coup. Je crois plutôt que cette variété sans effort me donnait comme un aperçu, sans avoir à faire des efforts d’imagination dont je suis incapable, de ce que permet une véritable maîtrise de l’art de la cuisine, celui-là même que je regrette de ne pas avoir. Je devrais noter plus souvent les moments comme celui-ci où je suis heureux sans raison réelle, en vertu d’une illusion - mais où la nature illusoire de la sensation ne vient pas gâter la saveur du plaisir.

Entrée suivante Entrée précédente