Sauvetage

Publié le 01.12.2016

Cher journal,

Mon silence de ces dernières semaines ne doit rien à l’oubli. Mais je n’ai vécu que des journées sans incidents et sans souvenirs, indignes d’être consignées. Chaque jour, je me rappelais que j’avais des comptes à te rendre; je les cherchais, remettais au lendemain, et peu à peu je m’apercevais plein d’angoisse qu’il ne se passait rien et que je ne vivais guère, même dans l’agitation perpétuelle de mon esprit. Cette crainte progressive atteignit un pic ce matin, comme je répétais inlassablement les mêmes gestes et les mêmes trajets que d’ordinaire, mais sans la conscience d’exercer un rite. Depuis plusieurs jours, j’ai le sentiment de perdre peu à peu toute faculté de concentration, et je vais de découvertes abruptes en découvretes abruptes de cette incapacité nouvelle; je crois être en train de penser à quelque chose, mais en réalité, je suis en train de faire semblant, un imposteur paresseux a pris ma place et singe la pensée plutôt que l’exercer vraiment. Tout lecteur a déjà fait l’expérience de se réveiller en sursaut pendant qu’il lit un texte, et de s’apercevoir que depuis quelques phrases, voire quelques pages - et même, parfois, depuis le tout début du livre - il n’a pas vraiment suivi le discours qu’on lui tenait, qu’il est bien présent dans le vaste public de la conférence mais préfère regarder les visages de ses voisins, les tics de l’orateur ou la décoration impersonnelle de la pièce; quant à ce dont on lui parle, aux variations soudaines de la voix, aux nuances qu’on introduit avec peine comme autant de fils dans le chas vite débordé d’une aguille, tout cela s’est perdu et peut-être ne se retrouvera pas; et voilà à peine qu’une métaphore avait commencé, que quand il remet ses yeux sur le texte il découvre qu’on est passé à une toute autre image, fort différente, entrechoquée avec l’autre, dans l’accouchement douloureux d’une chimère.

Mais ce serait donner l’impression que les choses se sont produites sans aucun effort ou sans aucune faute de notre sujet - or c’est bien en lui, et non en vertu d’un contexte toujours variable, que l’incident s’est produit. Dans les histoires d’explorateurs ou d’alpiniste, il arrive fréquemment que l’équipée dont l’on relate les tribulations se retrouve à un moment perdu dans le plus grand brouillard et ne puisse se fier qu’à une corde; chacun avance, la main posée sur celle-ci; et d’ordinaire, on suit alors particulièrement un membre de l’expédition; tandis qu’il s’effraie de marcher au fond d’un verre de lait, et qu’il résiste au sentiment de se noyer dans le vide alentour, il se rassure en resserrant encore sa poigne - c’est alors qu’il découvre avec horreur qu’il a lâché la corde depuis longtemps, et que ses doigts ne faisaient qu’aggriper un objet imaginaire. L’image est un peu facile, mais elle invite aisément dans nos sentiments les plus virtuels l’horreur qu’on ressent lorsqu’une certitude vient d’être froidement abattue sous nos yeux; mais que ne regardait-il pas la corde en permanence, que ne faisait-il attention ?

À vrai dire, mes clichés précédents ne rendent pas tout à fait l’expérience des semaines passées; il serait plus juste de dire que je traversais un tunnel - mieux, que j’étais conscient de m’engouffrer dans un tunnel, que je m’y enfonçais persuadé qu’il me mènerait quelque part; et dans le noir le plus complet, à défaut de corde, je posais ma main contre le mur pour me rassurer; et voilà qu’au bout de quelques jours de marche je suis tombé, car plus qu’une corde inexistante, c’est le mur tout entier, et la direction générale de mon esprit qui s’est évaporé soudainement. J’ai fait fausse route, et je ne peux m’en prendre qu’à mon manque de sens de l’orientation.

Mais comme je me disais tout cela - et sans doute pensais-je aux explorateurs à cause du froid soudain de ces derniers jours, qui transforme pour les âmes facilement impressionnables le moindre trottoir en banquise - je me suis demandé si je ne prenais pas les choses à l’envers. Car toutes ces comparaisons me voyaient perdu; or ne me suis-je pas soudainement réveillé, précisément ? Celui qui croyait suivre une corde quand il l’avait lâché, n’a-t-il pas une chance, quand il a découvert la vérité, de prendre une décision pour le sauver, plutôt que de marcher à l’infini jusqu’à geler ? Et lorsqu’au milieu du livre on s’aperçoit qu’on a perdu, à défaut de corde, le fil du propos, ne peut-on rétablir les choses ? Bref - il ne sert à rien d’avoir peur des éclairs de lucidité, même lorsqu’ils jettent quelques instants de la lumière sur le grand vide alentour, et qu’ils laissent deviner quelque fois que la tangibilité même des choses est une sécrétion de notre désir fervent de croire en la réalité. Qu’importe, au fond, que les pôles existent, si leur fantasme même suffit à faire fonctionner les boussoles ?

Mais comme je relis ce que je viens d’écrire je m’aperçois que le froid gouverne encore les idées qui me viennent. Je me trouve souvent bien trop sensible à la moindre variation de température; à quoi bon tenir un journal si le résultant ne doit être qu’une manière fort compliquée de tenir les comptes du thermomètre. Aussi te parlerai-je les jours prochains de choses sans rapport avec l’hiver, avec les saisons, ni du reste avec le temps présent, et il faut sauver décidément ta nature imaginaire de moi-même. Il y a un peu trop de monde entre nous ces derniers temps.

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