Synallagmatique

Publié le 07.12.2016

Cher journal,

Nous avions échaffaudé un plan compliqué qui tournait autour d’un faux Viollet-le-Duc, que nous voulions revendre pour un prix déraisonnable au premier naïf de passage. Mais mes associés et moi-même nous perdîmes vites dans des disputes sur les rénovations à apporter au manoir pour qu’il puisse avoir l’air d’un faux plausible et deux ans de chicaneries plus tard, la colonne des profits de notre petite opération restait désespérément vide, quand celle des dépenses prenait des proportions rien moins que corinthiennes. Ce bilan désastreux envenimait plus encore nos relations, et lorsque je parvins non sans mal à convaincre les deux autres larrons de me vendre leur part de la bâtisse, nous évitions depuis plusieurs mois de nous retrouver dans la même pièce. Mais pour la vente en elle-même, il paraissait difficile d’échapper à ce que nous espérions tous être une ultime rencontre.

Puisque j’accumulais de nouveaux frais et que les autres, pour leur part, récupéreraient un peu de leur mise de départ, on m’avait laissé choisir le champ de bataille. Je disposais d’un notaire reçu avec le reste d’un testament - d’où je tirais également mon pécule du moment. L’homme ne paraissait pas malhonnête, mais je crois qu’il souffrait de sa profession et de l’image de notabilité qu’on s’en fait ordinairement; aussi, pour mettre des poids sur l’autre plateau de la balance, il se donnait un genre fantasque, fruit de la longue gestation de l’ennui, qui garde à tout jamais les marques de cette naissance.

Comme nombre de ses semblables atteint du même mal, il circulait exclusivement à motocyclette; mais malgré le caractère ordinairement fort pratique de ce véhicule, et sans doute par faute de maîtrise de la part de son conducteur, je n’ai jamais vu mon notaire montrer la moindre ponctualité. Voilà pourquoi le trio que nous formions attendions dans la salle de réunion de son étude depuis une demi-heure, les yeux ne quittant pas nos mains et sans le moindre espoir de conversation. Enfin j’entendis venant de la rue le vacarme de son moteur, et je commençais à me détendre. Il débarqua à toute allure dans la salle, en train de sortir sa veste de nylon imperméable par la tête.

Quand il fut assis et après s’être abondamment frotté les mains, il nous fit ses meilleures excuses pour son retard, et la voix aussi énergique que son entrée, récita les raisons de notre présence. Nous hochions la tête, apathique. Il se leva brusquement, fit sortir de ses manches les volumineux acte de vente, et les distribuant comme autant de cartes à chacune des parties, nous invita à d’abondant paraphes et à une ample signature sur la dernière page. Mes deux amis escrocs s’exécutèrent. Je les observais un moment - je n’avais pas dormi de la nuit, certain qu’au moins l’un d’entre eux ferait un scandale le lendemain ou voudrait renégocier sa part, nous empêchant tous les trois d’aller de l’avant. Dans une compagnie pareille, on se demande toujours un peu qui plume l’autre. Tandis que je me demandais pour quelle raison mes associés ne faisaient aucune difficulté, je finis par m’apercevoir qu’à force de les observer sans me mettre à griffonner à mon tour, je risquais de compromettre cette trop rare coopération. Cette pensée m’était à peine parvenue que l’un des deux releva la tête et d’une voix singulièrement agressive, m’apostropha : “Tu ne signes pas ?”

Sans répondre, et sous ses yeux, je fis ostensiblement le geste de chercher dans ma poche mon stylo pour le rassurer. Je m’aperçus avec horreur que je l’avais laissé chez moi. Mais mon notaire, instruit par l’expérience des réflexes faciaux que l’on exprime en pareilles occasions, se jeta sur moi pour me prêter son propre Monteverde. Inspiré par son propre dynamisme, je m’apprêtais à signer rapidement et sans regarder les papiers mais il aggripa mon poignet dans sa propre main et s’écria : “Je vois que vous ne prenez pas les choses au sérieux !”. Cet imbécile allait tout faire capoter. Les deux autres lâchèrent d’ailleurs leur propre stylos pour le dévisager. Sans leur prêter la moindre importance, il continua sur sa lancée. “Nous sommes une espèce bizarre, tout de même. Nous nous prosternons devant les choses les plus naturelles, et nous voulons à tout prix y trouver des mystères. Mais voilà que pour une fois que vous allez réaliser quelque chose de véritablement magique - songez-y, monsieur !, une vente !, un transfert de propriété !, nous sommes dans le pur monde de l’artifice, au moment même où il faudrait des encensoirs et des chants grégoriens pour souligner la solennité de la chose !, dans ce moment fatidique, dis-je !, autrement plus important qu’une vulgaire naissance ou que de sordides funérailles, bien plus incroyable qu’une éclipse ou que la nuit des étoiles filantes, voilà que vous vous présentez, avec votre veste mal repassée, un pantalon défraichi et pas même la présence d’esprit d’apporter avec vous votre stylo.”

“Mais songez !” - puisque désormais, plus rien ne l’arrêtait, pas même les yeux écarquillés de son auditoire - “songez que ce contrat, mon petit vieux, c’est peut-être votre destin tout entier. Je vous ferais vendre votre âme que vous bailleriez d’ennui avant de vous enquérir des formes précises de votre obligation de délivrance.” Il tapa du poing sur la table. “Alors vous allez me faire le plaisir de signer d’une façon solennelle, après avoir tout lu lentement.” Et, revenant s’assoir: “…ou je vous fous à la porte.” Avec beaucoup d’effort, je fis semblant de lire; et je signais, plus appliqué encore que lorsque j’apprenais à écrire et que je comparais les lettres hésitantes à leur modèle idéal. Puis, ce fut l’échange de nos versions mutuelles et le même exercice - cette fois-ci un peu plus rapide mais sous son regard toujours plus menaçant. Lorsque tout fut fini, il vint me serrer la main et de la voix la plus froide possible, conclut la séance d’un : “Félicitations.” Et nous sortîmes tous les trois. Je ne sais plus lequel suggéra que nous allions prendre un verre, pour marquer l’occasion. Nous passâmes la nuit à boire joyeusement et à nous moquer de lui. Mais au matin nous n’avions plu rien à nous dire - et aujourd’hui, j’ai oublié même leur nom et c’est à peine si je me souviens de la couleur de leur encre sur l’acte de vente.

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