Deniers

Publié le 19.01.2017

Cher journal,

Mes mains tremblent trop d’ordinaire pour bien tenir les cordons de la bourse, et si mes quelques millénaires de finances se retrouvaient sur les graphes d’une des maisons d’échange contemporaine, elles figureraient sans doute l’échine d’une chaîne de montagne capricieuse. J’ai eu quelques siècles fastes, d’autres où je brûlais les billets à peine parvenus entre mes mains. Mais par une chance extraordinaire, j’ai toujours échappé à la véritable misère.

Aussi me trouvai-je fort surpris l’autre jour lorsque, prêt à m’acquitter d’un facture modeste auprès d’un boutiquier, celui-ci m’informait de l’échec des négociations entre la puce électronique que porte ma carte de crédit à sa boutonnière et le boîtier moderne qui sait expertiser, comme la loupe d’un bijoutier, ce que mon compte en banque peut lui offrir. Mon instinct de survie prit le dessus; levant les yeux au ciel, de l’air excédé de l’homme d’affaire qui n’a pas de temps à perdre avec des contretemps odieux de cette nature, je laissais mon faux passeport en gage de bonne foi et prétendais aller chercher un distributeur pour régler ce qui ne pouvait être qu’un menu problème technique. Je fis les poches du premier touriste de passage et revint avec suffisamment de banknotes pour régler ma transaction.

Mais lorsque mes réflexes débrouillards - et quelque peu malhonnêtes - s’émoussèrent, sorti du magasin, je paniquais sans attendre, plein d’inquiétude sur ma situation. N’avais-je pas, ces dernières semaines, commis quelques excès et creusé un déficit au-delà mes moyens actuels ? J’appelais ma banquière, laquelle connaît mes accès d’inquiétude et me garde toujours sa porte ouverte; elle me proposa de passer dès cette après-midi.

Mon entrée dans la banque me démontra qu’on trouve toujours plus malheureux que soi; que pesaient mes petits problèmes pécuniaires face au désastre naturel qui venait de frapper l’institution à laquelle je confie mes économies ? Au beau milieu du grand hall central, avait jailli une rivière souterraine, sans doute curieuse de voir la belle vie qu’on mène au grand air. Son flot volumineux avait eu raison de la plupart des dalles de marbre, volée en éclat au travers de la pièce. Un pan de mur, pris d’héroïsme, avait voulu faire barrage, sans succès. L’eau fuyait vers la rue de derrière, et s’évanouissait, prenant à gauche après le premier feu.

Quelques employés tentaient tant bien que mal d’écoper les débordements, des sceaux à la mains; on comprend qu’ils aient voulu empêcher la constitution de ruisseaux qui auraient trouvé une pente naturelle dans l’escalier voisin, dont on devinait aisément qu’il amenait à la salle des coffres. A côté d’eux, un groupe de chercheurs d’or s’était empressé d’accourir et insistait pour pouvoir tamiser le moindre centilitre ainsi éliminé, à la recherche d’une éventuelle pépite, ou au moins de poussière d’or. J’entrais donc au beau milieu de ce chaos. Ma banquière, qui surveillait en m’attendant la construction d’une petite digue, affichait un sang-froid bien supérieur à celui dont je m’étais montré capable après le refus de mon paiement. Elle me serra fermement la main, et devant mon regard effaré, troussa ses lèvres avec indulgence. “Ah, vous avez vu notre rivière ! Elle est apparue soudainement, il y a quelques jours. Tout est sous contrôle, ne vous inquiétez pas ! Venez dans mon bureau, nous serons plus au calme.” Elle me fit disparaître dans un couloir, au moment où je vis passer sur un pneumatique jaune les membres d’un club de rafting, ravis de l’aubaine, qui pagayaient joyeusement.

Mon rendez-vous ne dura guère. Redoutable employée d’une institution connue pour son sérieux et son sens de la clientèle, il ne lui fallut que quelques instants pour comprendre que tout mon problème venait d’une bévue administrative quelconque. Par erreur, on avait vidé mon compte, mes économies, mes actifs, mes lettres de créances et mes obligations, bref, tout ce qui constituait mon modeste pécule, pour lui faire prendre des vacances vers des îles paradisiaques lointaines. Et d’un pianotement magique de la main, elle fit tout revenir à qui de droit; heureuse célérité, car quelques secondes à peine après le transfert, une coupure de courant rendait son ordinateur inutilisable. “L’eau a encore dû s’infiltrer dans le système électrique, ne vous inquiétez pas, c’est l’affaire de quelques heures, le temps que nos électriciens s’en occupent.” Tandis qu’elle prenait des nouvelles de ma santé, à travers les verrières de son bureau, dans une quasi obscurité, je vis courir une dizaine de portefaix en cagoules, le dos chargés de volumineux sacs de jute d’où débordaient des billets. Je l’interrogeai sur la raison de leur présence, elle éclata de rire en voyant mon air inquiet. “Quelle imagination vous avez, mon cher ami!, tout ceci est tout à fait normal, nous déplaçons des fonds manuellement quand nous ne pouvons pas faire autrement !”; puis, comme je paraissais encore peu convaincu, elle me tapa dans le dos en chantonnant à moitié : Business as usual !" - avec un accent dont je dois confesser qu’il n’était pas sans effet sur moi. Elle me raccompagna à l’entrée, me suggérant de me laisser glisser dans le courant si je désirais rejoindre rapidement la prochaine station de métro. Je préférais rester au sec.

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