Chroniques

Publié le 05.01.2017

Cher journal,

Trop de choses se sont précipitées ces derniers jours pour que puisse rédiger une entrée convenable, et là où je craignais un assoupissement général quelques semaines auparavant, mon esprit traverse au contraire une crise d’insomnie. Je mesure à quel point tenir ce journal, au fond, relève du même exercice de sondage que celui que je viens de détailler; il me permet, selon le rythme de mes entrées, de savoir les moments où mes pensées ont trouvé le rythme naturel de leur cours, d’en dessiner une manière d’hydrographie; le moment où elles échappent à la menace, tantôt d’un tarissement, tantôt d’une crue.

Il me semble que je ferais un bien piètre chroniqueur, et si ce journal devait être une autobiographie, un mauvais narrateur de ma propre vie; car depuis quelques mois, nous sommes assaillis de ces grandes nouvelles qu’auraient consigné sans attendre les Foucher de Chartres, Bède le Vénérable ou Otton de Freising; et, dans des proportions certes moins mondiales, ma propre vie personnelle a connu ces denières semaines des changements qu’aurait signalé ceux qui enregistrent les altérations même mineures de leur propre existence, comme des sismographes qui ne mesureraient que les vacillations de la table où on les a posé. Mais tout cela, tout ce présent, en somme, ne m’intéresse guère, et je suis trop occupé à l’instant de préserver de l’oubli les mensonges que je préfère pour me soucier du reste. Un célèbre autobiographe postulait que seul le présent nous est réellement accessible, et que nous ne parlons de futur et de passé qu’avec abus. J’avoue que pour ma part, j’ai le sentiment contraire; c’est le présent qui m’est inaccessible et dont on ne parle que par métaphore.

Réginon avait mis le mot sur nos sentiments à tous devant le chaos, lorsqu’il disait que chaque royaume de l’Empire avait subitement produit “un roi extirpé de ses propres entrailles”, et lorsque, de passage à Prüm quelques années après et peu avant son exil, je découvrais sa formule, je regardais mon propre ventre d’un air étonné - autant que celui du chroniqueur lui-même, qui, devenu abbé, renonçait à certaines privations. Je lui demandais quel avenir on pourrait lire dans ces couronnes ainsi prises dans les viscères des pays, si on suivait les méthodes des oracles anciens, mais il me fit taire rapidement.

L’autre jour, je suis tombé par hasard sur le compte-rendu d’un personnage inconnu, soucieux de tout mesurer, qui tirait le bilan d’une relation amoureuse de quelques mois. A la fin de chaque semaine, il attribuait une note à la qualité de sa vie sentimentale. L’auteur livrait le résultat de presque une année entière à tenir cette statistique, assorti d’un commentaire où il expliquait les grandes variations occasionnelles - et particulièrement la chute brutale des deux dernières semaines, une rupture sur fond d’adultère. Je pensais d’abord que cette présentation trahissait surtout le contraste entre la rigidité fort peu sentimentale de l’échelle chiffrée, de sa méthode d’enregistrement réguliers, d’un côté, et le désir forcené de les expliquer en relatant, avec peut être plus de détails et de jurons qu’il n’était nécessaire, la conclusion malheureuse de cette histoire et le sentiment de déception qu’en retirait son narrateur. Mais on en dit toujours plus long sur soi-même qu’on le désire, même lorsqu’on prétend avancer à visage découvert et livrer sa vie privée au plus grand nombre, et celui-ci n’était que l’un des nombreux à tomber dans le piège. L’histoire ne dit pas, en outre - combien de pierres faut-il pour combler le puits de notre voyeurisme ! - quelle série de chiffres l’autre moitié du couple affecterait aux mêmes semaines, ni quel récit elle en donnerait.

Un jour que nous consignions dans un autre empire, pour un autre empereur, les grandes catastrophes qui se produisaient d’un bout à l’autre de ses frontières épuisantes à dessiner, mon unique collègue fit cette réflexion en examinant le nombre alarmant de lignes que nous avions à écrire: “Parfois, j’ai l’impression que leur enregistrement encourage les désastres”. Aussi, des quelques récents et terribles ne dirais-je rien, parce qu’il arrive de temps à autres que les superstitieux aient raison.

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