Études

Publié le 24.04.2017

Une chronique italienne

Cher journal,

Je m’excuse de devoir encore fournir ici quelques précisions. Parmi les ottimati de Borgo di San Sepulcro, on trouvait alors la famille Ciarsti, qui avaient leur banc réservé dans le duomo et des caveaux pour rappeler leurs titres et les occasions de gloires. Malheureusement, la mort de leur fils aîné laissait pour seul héritier de ce grand nom le jeune Battista Ciarsti, qu’on aurait bien voulu destiner à la carrière ecclésiastique avant la disparition de son frère.

Une illusion commune imagine que l’éducation consiste à emmener les enfants sur un droit chemin. Pire encore, lorsqu’enfin ils semblent enfin s’engager dans celui-ci, on se figure souvent que l’essentiel est fait, et que les errements antérieurs n’étaient en somme que l’étape de repérage qui préside à toute entreprise d’orientation. Battista Ciarsti illustrait l’absurdité de ces notions et montrait bien qu’une fois qu’on a pris ce que sa parentèle estime être la bonne direction, on peut à tout moment bifurquer et explorer les chemins moins recommandables dont une fouille de bienveillants voulaient à tout prix vous tenir à l’écart.

Le jeune Ciarsti avait d’abord été un enfant terriblement dissipé, prêt à tous les mauvais coups. Vers ses 15 ans, il prit soudainement des manières graves et assidues. On le croyait tiré d’affaire et on l’imaginait destiné à une vie de théologien - avec l’idée de le tenir éloigné de la succession, pour ne pas avoir à partager les biens familiaux. Mais lorsque le premier héritier des Ciarsti fut emporté par la fièvre des marais, il fallut retracer tous les plans de l’avenir. On retira Battista du collège Tolomei où on l’avait envoyé. Il ne fit à Borgo di San Sepulcro qu’un bref séjour où il se passa quelque scandale, dont le détail ne me fut pas vraiment livré, mais il semble qu’à nouveau, le jeune Battista manifestait une certaine dissolution de moeurs qui lui valurent d’être envoyé hors du duché; raison pour laquelle on choisit Urbin, hors de Toscane, comme ville où de plus doctes sauraient parfaire son éducation.

Le jeune étudiant ne manquait pas des facultés nécessaires aux études, tout au contraire. Mais quelques efforts que puissent faire les éducateurs, l’étudiant doit toujours être à même de s’enseigner tout seul l’art de faire usage de son intelligence. Les capacités de Battista ne se présentaient pas sous la forme d’un muscle qu’il aurait pu activer à loisir; bien plutôt, elles ressemblaient à ces irrégularités anatomiques qui existent chez les uns et les autres, et qui semblent parfois disparaître; comme un grain de beauté qui ne se révèle qu’à la belle saison, une rougeur qui va et vient, ou une bosse sur le poignet qui semble parfois disparaître et dont ne retrouve jamais l’exacte position. Telle était l’intelligence de Battista Ciarsti, se soustrayant à lui-même et encore mal domptée. Lorsqu’il en avait assez de passer son temps à chercher en lui-même l’emplacement de sa puissance intellectuelle, il se dissipait. Et comme tant d’autres étudiants, à toutes les époques, qui peuvent avoir recours à cet expédient, il écrivait des lettres à son père pour lui réclamer plus d’argent. Cela aurait pu au moins lui servir d’éducation dans l’art difficile de la négociation et, au bout d’un certain temps, père et fils auraient trouvé un arrangement. Hélas, comme il tardait à obtenir les fonds qu’il désirait, Battista Ciarsti décida de se servir lui-même dans la cassette d’un des docteurs d’Urbin. Mais, aussi piètre criminel qu’étudiant, il fut pris la main dans le sac. Cette nouvelle mit la famille au désespoir, et exigea un grand déploiement d’influence pour empêcher que l’affaire ne prit des proportions trop embarrassantes. On finit par obtenir que l’affaire soit sans suites; mais, à l’évidence, il fallut accorder en échange du silence l’expulsion sommaire du mauvais cambrioleur.

Girolamo Ciarsti craignait que son fils profite de ce bannissement pour disparaître et mener une vie d’aventurier dans quelques cour européenne, comme tant d’autres le faisaient à cette époque: le chevalier de Seingalt, celui d’Éon, celui de la Sainte Croix; messieurs de Bonneval, de Foë, de Villette, de Zannowich, Meusnier de Précourt, Saint-Noël et tant d’autres dont je faisais moi-même du reste plus ou moins parti. La peur de Ciarsti père ne paraissait donc pas infondée, et parce qu’il se trouvait lui-même obligé de rester à Florence pour quelques mois, il me demanda de tirer son bon-à-rien de fils de la résidence surveillée où il l’avait fait placer et de le ramener dans la maison familiale.

Aussi faut-il imaginer tout le voyage depuis Urbin en sa compagnie. Après avoir tenté d’assoupir ma surveillance le premier jour, en recourant à plusieurs manières de flatteries, Battista avait compris que je n’avais pas l’intention de le laisser déguerpir loin des siens; il passa la fin du trajet à me houspiller. Lorsque je le déposais enfin chez lui, sa mère et son oncle me firent bon accueil et exigèrent que je sois leur hôte pour la soirée. J’assistai alors à une transformation chez le jeune homme, qui sans doute craignait le châtiment de ses parents. Lui qui, quelques heures avant, me traitait de tous les noms possibles, se retrouve à produire un long discours de contrition lors du repas, au cours duquel nous fûmes tous vivement remerciés de tout ce que nous avions fait pour lui - son oncle, modèle remarquable, homme juste et soucieux de l’honneur familial; sa mère, qui n’avait que son intérêt à coeur; et son père absent, dont il avait arraché le coeur par sa mauvaise conduite. Il jura de mener désormais la vie d’un honnête homme, digne de porter son nom.

Lorsque je repartais, le lendemain, en route vers le domain des Pagliadora, l’oncle et la mère m’embrassèrent avec les yeux humides, jurant que deux jours en ma compagnie avaient eu une influence prodigieuse sur le garçon, qui avait soudainement redécouvert les charmes de la vie chrétienne, vertueuse et digne. Embarrassé aussi bien par ces compliments immérités que par l’aveuglement des deux devant les ruses de Battista, je balbutiais qu’ils m’accordaient bien trop de crédit mais que je me trouvais naturellement le plus heureux des hommes si j’avais pu aider à protéger l’honneur familial.

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