Amabilités

Publié le 25.04.2017

Une chronique italienne

Cher journal,

J’ai du m’interrompre dans mon récit pour raconter de quelle façon je fis la connaissance de Battista Ciarsti; tu auras deviné que quelques semaines plus tard, sa famille me demandait de le prendre auprès de moi, sur le domaine Pagliadora, afin que l’excellente influence qu’ils m’imaginaient avoir s’exerçât de façon plus continue sur ce jeune homme. Un petit séjour en ma compagnie lui permettrait de se faire oublier et d’observer de quelle façon on se doit de servir le Grand Duc. A vrai dire, je commençais à soupçonner que les Ciarsti cherchaient à se débarrasser momentanément de cet héritier problématique et avaient trouvé en moi quelqu’un d’assez naïf pour accepter d’être plus ou moins responsable de ses éventuelles mauvaises actions.

Mais je vais un peu trop vite en besogne, et je n’en étais pas encore là dans mon récit. Je venais donc d’arriver sur le domaine Pagliadora, et encore que je ne savais pas très bien de quelle manière les formes féodales survivaient là-bas, il me parut conforme au protocole de venir immédiatement présenter mes hommages au seigneur local. La villa du comte me sembla moins luxueuse que les autres du pays; de loin, on aurait pu croire une grosse ferme, surplombée d’une petite tour rectangulaire; en s’approchant, on distinguait tout de même sur le côté de la bâtisse deux balcons élégants, ajouts récents qui juraient un peu avec le style de l’ensemble. On me fit excellent accueil, on m’invita à dîner en s’excusant de la pauvreté de la table - mais personne ne sort l’argenterie devant les percepteurs. Le Comte m’invita ensuite à passer dans son étude pour y causer. Il en ferma la porte rapidement lorsque nous nous y trouvâmes tous les deux, manquant de peu de blesser l’un des braques qui l’accompagnaient partout; l’animal se faufila juste à temps pour se retrouver avec nous.

Le comte, éloigné de la cour, ne brillait guère dans la conversation badine. Et je t’ai déjà confié, cher journal, que malgré mes efforts pour combler mes lacunes en la matière, je ne m’illustre pas non plus dans cet exercice. Mais, sans être virtuose, nous connaissions tout de même l’un et l’autre quelques règles et principes de bases, et savions en particulier qu’il convient d’éviter comme la peste trois sujets: la religion, l’argent, la politique. Je me gardais bien d’aborder la première, car depuis mon retour en Italie, je dissimulais ma véritable confession. Le Comte aurait évité quoiqu’il arrive la seconde, car seuls les fous discutent d’argent avec les représentants de l’administration fiscale. Hélas, pour lui, la politique ressemblait à cette bouteille de derrière les fagots qu’on va chercher pour les invités d’honneur et les grandes occasions; et après s’être bien tenu et enquis de mon voyage, suggéré des itinéraires de promenades et abordé l’inévitable question de la météorologie, n’en pouvant plus, comme un homme affamé devant les hors d’oeuvres servis depuis plusieurs minutes et que, par politesse, personne n’ose toucher le premier, il me glissa quelques mots sur sa vision du monde moderne et m’exprima ses sentiments les plus physiocratiques.

“Monsieur, permettez-moi de vous dire le bonheur que c’est pour moi de recevoir un envoyé de l’excellent ministre Neri, dont nous sommes nombreux à attendre de grandes choses. Ce que c’est tout de même, de vivre dans notre pauvre campagne, et d’entendre les nouvelles du monde ! Vous qui semblez avoir voyagé dans toute l’Europe, vous devez sans doute comprendre comme on souffre, quand on entend les grands changements que Monsieur Maupeou veut amener depuis Paris; quand on voit la modernité des fermes anglaises - et il pointa du doigt l’ouvrage du vicomte Tull, qui trônait en bonne place sur son bureau; quand on entend, monsieur !, les réformes incroyables qui se produisent en Prusse, ah !, et même, plus proches de nous, celles de ces coquins de Lombardie, comment se sentir fier, fût-on gentilhomme, lorsque nous paraissons si primitifs et rétrogrades comparés à ces pays ?” Je le laissais continuer sans trop l’écouter car j’avais déjà entendu, à de nombreuses reprises, des variantes de ce discours. Dans toutes les villes et les pays qu’il égrainait, j’avais été exposé à la même chanson - sauf que là bas, quand on citait les pays bienheureux qui savaient, eux, ce que c’était qu’être moderne, on nommait l’incroyable Toscane que Richecourt avait su arracher aux antiquités. Mais le comte continuait de plus belle:

“Pardonnez-moi de me lamenter ainsi. Depuis quelques années, je m’efforce, très modestement, d’aider le Grand Duc. Je fais en sorte que les hommes à qui je confie mes terres soient informé des grands progrès qui semblent se produire partout sauf ici. Mais ils ne veulent rien entendre; je leur parle des nouveaux semoirs, je leur résume Monsieur du Monceau, ils m’écoutent, ils hochent la tête, et font tout comme avant. Oh, vous aurez bien du mal avec ceux-là, monsieur, je ne vous le cache pas; ils s’inquiètent dès qu’on veut changer quelque chose; ils se méfient de tout ce qui vient de Florence, et plus encore si une idée est née au-delà; avec cela, des gens braves, courageux, honnêtes et pieux; mais bêtes !, bêtes ! et butés, j’en ai peur.” Je sentais que le comte ne pouvait que rarement se livrer de la sorte, et qu’il laissait sortir un certain nombre d’agacements, de frustrations et de sentiments depuis longtemps contenus. Je pris l’air le plus compatissant que je me connaissais tandis qu’il se soulageait de la sorte; puis, relevant le menton et me donnant plus d’assurance que je n’en possédais réellement, je l’assurais que l’abbé Neri et que le Grand Duc épousaient pleinement sa cause, mesuraient l’immensité de la tâche, et savaient que de grands patriotes comme lui seraient leurs alliés dans cette tâche. Comme beaucoup de gens qui ont reçu du pouvoir, s’imaginent qu’ils savent quoi en faire et aimeraient s’en servir adroitement mais découvrent bien vite qu’ils ne sont probablement pas à la hauteur de la tâche, le comte voulait surtout être plaint, et je m’y employai allègrement.

A nos pieds, le dogue ronflait, cramoisi et bienheureux. Je l’enviais.

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