Désaccords
Publié le 27.04.2017
Une chronique italienne
Cher journal,
Les semaines qui suivirent, je venais régulièrement rendre visite à Madame de T. et tombais sous le charme de sa conversation brillante, qu’elle ponctuait certes un peu trop de moquerie à mon égard, mais qui fournissait une distraction plus que bienvenue à l’ennui profond que m’inspirait ma mission. Elle-même, je crois, appréciait de pouvoir discuter un peu, surtout avec quelqu’un qui admirait son esprit. Si je ne pouvais que reconnaître et estimer son intelligence, je dois admettre que souvent celle-ci creusait un fossé entre nous, car sur bien des points, nos manière de penser et nos prédilections respectives ne s’accordaient pas tout à fait. Nous aimions tous les deux énormément la musique, mais presque jamais la même; lorsque je lui parlais d’un auteur en vogue, elle m’en opposait un autre que je n’aimais guère; et même lorsqu’elle m’invitait à souper, je découvrais que nous n’aimions ni les mêmes plats, ni les mêmes vins. Comme il arrive souvent dans ce genre de cas, elle et moi accusions souvent l’autre d’avoir l’esprit de contradiction et de chercher à tout prix à vouloir s’opposer à ce que disait l’autre; ce d’autant plus que, là où d’ordinaire on finit toujours par se rallier un peu aux gens avec qui on se trouve en désaccord, et on gagne ainsi à les fréquenter, nous devions au contraire tracer de fréquentes lignes de démarcations entre nous et il fallait apprendre à ne plus tenter de les franchir. Bien des années plus tard, je compris que de temps à autres, il existe des êtres qui se trouvent comme parallèles les uns aux autres; et s’ils vont peut-être dans la même direction et peuvent se comprendre sur bien des points, ils ne se toucheront réellement jamais; au contraire, leur proximité apparente ne sera jamais pour eux qu’une source de frustration ou de colère.
Cela ne m’empêchait pas, bien sûr, d’apprécier bien des choses chez elle - et, du moins je l’espère, de me montrer également d’une compagnie agréable à ses yeux. Et rien ne me plaisait tant que les quelques moments où, baissant légèrement sa garde méthodique, elle se laissait aller à ce que faute de meilleur terme, je devrais désigner comme sa fantaisie naturelle. Chacun dispose de cette capacité, à des degrés divers; la plupart du temps, les gens la manifestent par leur humour, leurs jeux de mots ou leurs capacités à goûter une chose absurde; d’autres, par une saisissante capacité à raconter des histoires, ou par le plaisir qu’on peut prendre avec eux dans des conversations grivoises qui n’engagent pas ceux qui la tiennent; et d’autres encore par des comparaisons audacieuses ou des images qui semblent leur venir sans effort. Elle-même avait la faculté, que les esprits les plus rationnels tiennent souvent férocement en laisse, de sortir soudainement du monde tel que nous le connaissons, d’imaginer qu’une vache placide dans le champ d’à côté est la maîtresse de Jupiter, qu’un bruit du grenier est un fantôme furieux qu’on ait fait une fausse note tout à l’heure, ou d’inventer les vies antérieures les plus improbables des gens que l’on connaît. De même que chacun a une silhouette, un profil, une odeur familière, la fantaisie que toute cervelle contient prend des formes caractéristiques et sait attirer ou au contraire éloigner la sympathie d’un interlocuteur. Et j’aimais la fantaisie de Madame de T., quand elle consentait à la montrer, et qui, assez différente de la mienne, nous offrait tout de même un point sur lequel nous nous accordions naturellement. Du reste, son sens remarquable de la moquerie, qu’elle exerçait régulièrement et qui de temps à autres me piquait au vif quand j’en étais la cible, en était le premier signe extérieur, car je dois admettre qu’il me plut dès le début, quand bien même mon amour-propre devait parfois en souffrir; car elle le manifestait sans aucune forme de cruauté, mais avec un amusement perpétuel - et du reste, si on lui répondait sur le même ton, elle s’esclaffait sans jamais en prendre ombrage.
Ainsi, le pont qui nous reliait l’un l’autre ne tenait réellement que par ce pilier assez insaisissable, et qui de temps à autre menaçait de s’effondrer lorsque nous nous disputions vraiment trop sur un des nombreux sujets qui nous opposait ou lorsque je ne parvenais pas à cacher mon incompétence en examinant les papiers où s’inscrivaient les périmètres des poderi du domaine qu’elle se faisait une joie de sortir, quand elle demandait une estimation de la somme dont il faudrait s’acquitter venu le temps de l’impôt. Pour une tête arithmétique comme la sienne, mon propre manque d’aisance avec les chiffres semblait impossible et plusieurs fois elle dut croire que je manigançait quelque escroquerie. Mais malgré ces intempéries occasionnelles nous restions en somme bons amis, et j’aurais sans doute filé sans demander mon reste au lieu de rester si longtemps dans le pays n’était le plaisir que je tirais de nos entretiens.