Voisins
Publié le 26.04.2017
Une chronique italienne
Cher journal,
Je ne voudrais pas paraître trop dur envers Pagliadora. Il croyait réellement en la modernité, vivait assez simplement et sa passion pour les sciences agricoles n’était pas feinte. Pendant les quelques années que je passais près de son domaine, il reçut en quantité régisseurs, intendants et ingénieurs. Mais il aurait peut-être obtenu que toute cette science fût appliquée, s’il s’était soucié de ce que pouvait y gagner ses métayers, dont les baux ne prévoyaient guère qu’ils puissent profiter des prodigieux gains que devaient dégager l’application des nouvelles méthodes.
Les terres, divisées en trois fattoria autour d’autant de hameaux, avaient beaucoup de charme et peu de rendement. On trouvait çà et là des champs miniatures, souvent entourés d’arbres; quelques vignes, jolies mais médiocres. Là où le froid ne sévissait pas trop, on avait planté en désordre des oliviers et des amandiers. Mais tout le reste de la terre était consacrée aux bêtes, surtout les moutons. L’espèce locale n’était pas fameuse - des animaux maigrelets, couleur de plomb, dont on tirait surtout du lait. Leur laine ne valait pas grand chose; au moins pouvait-on les manger à l’occasion, à l’imitation des loups alentours. Pendant tout mon séjour, le Comte cherchait du reste à faire venir d’autres races sur ses terres, mais chacun est jaloux de ses moutons et il n’y parvenait pas.
Comme il arrive souvent avec les propriétaires, la principale source d’agacement de Pagliadora venait de ses voisins, et particulièrement l’un d’entre eux, le grand chimiste Monsieur de T., qui possédait des terres beaucoup moins grandes, mais autrement plus fertiles et généralement mieux exposées que les siennes, et où il faisait pousser des mûriers pour exploiter la soie du bombyx. Ces terrains appartenaient à l’aire générale que mon ordre de mission consignait à l’étude, aussi dus-je m’y rendre une semaine après mon arrivée pour m’y faire connaître. J’avais mal choisi mon jour et il pleuvait. Les routes du domaine Pagliadora ne valant pas plus que les troupeaux qui les traversaient joyeusement, je finis par tomber en chemin dans un fossé et crottait une belle veste sur laquelle je comptais pour me donner la prestance nécessaire à ma visite. J’arrivais en piteux état et en boitillant, devant la grande maison rectangulaire qu’habitait Monsieur de T.; moins ancienne que celle du Comte, elle paraissait aussi en meilleur état et mieux entretenue. Comme j’en franchissait l’allée, je vis sortir en courant une grande femme avec un parapluie; elle courut vers moi et vint me porter secours. “Appuyez-vous à mon épaule”, dit-elle, en se tassant légèrement car elle me dépassait d’une bonne tête et demie. Je la remerciais tandis qu’elle me laissa entrer, criant qu’on m’apportât de quoi me réchauffer. Les gens de la maison se précipitèrent à leur tour, firent un cortège autour de moi pour me tirer vers les cuisines; là, ils me mirent nu, m’aspergèrent d’eau chaude et me soumirent à d’abondantes frictions, avant de me prêter un habit moins abîmé que le mien, m’assurant qu’ils s’emploieraient à redonner à celui qu’ils venaient de m’ôter son lustre d’origine. Tout cela pendant que je protestais qu’ils ne devaient pas se donner tant de peine, que ce n’était que de la pluie et une petite chute, et que je devais à tout prix rencontrer leur employeur. Enfin, comme ils avaient fini de me rendre présentable, ils m’emmenèrent dans un grand salon, au centre duquel trônait une épinette, et, à ses côtés, la porteuse de parapluie.
C’est dans ces circonstances peu glorieuses que je fis la rencontre de Madame de T. Son mari était absent. En huit ans, je dus le voir trois fois. Homme sinistre et silencieux, il réservait son intelligence à ses mémoires sur le mercure et ne désirait pas se commettre dans les conversations. Sa femme gérait elle-même son exploitation; il n’y séjournait que rarement et passait l’essentiel de son temps en voyage - lorsqu’il était chez lui, il s’enfermait dans un laboratoire.
Comme je m’en étais rendu compte en arrivant au manoir, Madame de T. était une force de la nature; très brune, très grande, très large d’épaule, elle ne se déplaçait qu’à grandes enjambées et restait rarement en place. Son visage manifestait la même énergie et je la vis souvent froncer puis soudainement étirer ses sourcils presque d’un seul mouvement; et cette activité presque constante de tous les muscles faciaux donnaient à son visage taillé à l’image de son corps l’impression d’être une vague permanente, prête à se réduire ou s’étendre d’un moment l’autre. Je découvris peu à peu que toute cette agitation apparente se pilotait par un esprit autrement plus ordonné et méthodique. En arrivant dans le salon, je la remerciais de m’être venu en aide et louait son esprit charitable; puis j’expliquais en quelle qualité je venais rendre visite. Elle s’esclaffa : “Monsieur, c’est un joli conte mais je peine à vous croire; je ne puis imaginer que le grand duché prive ses chanceliers de montures et les fasse salir ainsi leurs souliers !
- Chère Madame, croyez-bien qu’on a mis à ma disposition tout ce que je pouvais désirer, et que si je suis venu piéton, c’est qu’à ma grande honte, je fais un exécrable cavalier. La lucidité est la première qualité de mon métier, et elle exige avant tout de connaître ses propres défauts. Médiocre avec les rennes en mains comme je le suis, s’il m’avait valu chevaucher par ce temps et par les routes escarpées qu’on trouve en ce beau pays, je vous serais parvenu en plus mauvais état encore !” Passé ce badinage, je lui expliquais que je voulais rencontrer Monsieur de T. pour discuter un peu de son domaine et de son organisation. Elle m’expliqua l’absence de son mari; au reste, si mes questions portaient sur les finances, je perdrais mon temps et ma salive avec monsieur, qui ne se chargeait pas de ces affaires triviales. “Sans doute alors avez-vous quelque intendant… ?”, osais-je; elle me jeta un regard plein de dédain, avant de m’expliquer, comme si elle faisait la leçon à un petit enfant, qu’un bon propriétaire doit savoir ce qui se passe chez lui sans confier cette tâche à des mercenaires, et qu’elle était parfaitement à même de répondre à toutes les enquêtes que je pourrais vouloir mener. Je dus là encore me confondre en excuse et l’assurai n’avoir eu aucune intention de l’injurier. Je l’interrogeai rapidement sur la taille de leurs terres et les profits qu’ils tiraient de leurs travaux, et elle put illustrer sans peine son grand talent mathématique et comptable. Elle m’invita à revenir un jour plus clément pour faire la visite des champs de mûriers et des ateliers de tissage; puis me mit à la porte, non sans avoir insisté longuement pour qu’un gâte-sauce des cuisines m’accompagne sur le chemin du retour. Mais comme il me restait un peu de fierté, je lui opposais les refus les plus fermes.