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Publié le 02.05.2017

Une chronique italienne

Cher journal,

Après quatre ans de cette existence, ma relation avec Madame de T. commença à changer insensiblement, et le temps m’a permis d’identifier un épisode particulier à partir duquel nos entretiens se firent plus rares - à moins que le regard rétrospectif ne m’ait trompé comme il le fait souvent en m’invitant à chercher un moment unique de bascule là où une de ces forces invisibles de la physique accomplissait son oeuvre. Le caprice de mon humeur, ce jour là, se montrait favorable; je me sentais joyeux et c’est à peine si je ne gambadais pas en me rendant chez elle. Je la trouvais dans un état tout contraire au mien, en proie à une mélancolie qu’elle n’avait jusqu’alors jamais affiché en ma présence. Je tentais de mon mieux de lancer une conversation, mais elle répondait à peine, et, au bout d’un moment, soupirait. Après une heure d’échecs répétés, il me vint à l’esprit que ma présence devait lui être pénible, et je me levais pour prendre mon congé; mais elle me retint, saisit mon poignet, et proposa que nous allions un peu nous promener; dehors, le printemps commençait à mûrir, le temps était idéal.

“Madame, pour moi, j’aurais bien de la joie à faire quelques pas en votre compagnie, mais il m’a semblé que je serais bien le seul dans ce sentiment ! - Monsieur, je vous présente mes excuses, et j’ose croire que vous ne douterez pas de ma sincérité. Je ne sais pas pourquoi, depuis quelques jours, je suis victime d’une morosité qui rend ma société déplaisante; j’ai beau en être consciente, je ne parviens pas à m’en arracher. M’accorderez-vous à la fois votre pardon et une promenade ?” Cela fut dit d’un air si charmant, à la limite même de la galanterie, que je n’aurais su m’y soustraire. Nous marchâmes à peine une demi-heure, et elle tenta de m’expliquer sa peine. Voici à peu près, et en mettant bout à bout des phrases souvent inachevées et prononcées avec une lenteur des plus inacoutumée chez elle, ce qu’elle me dit alors :

“N’avez-vous jamais le sentiment, monsieur, qu’il n’existe aucune structure en ce monde, que la terre la plus ferme reste posée dessus les eaux, et nous-même au-dessus devons être soumis au caprice d’océans engloutis, qu’enfin toutes les choses que l’on peut trouver belles et ordonnées, les mathématiques et les systèmes, sont des folies posées sur tout ce mouvement chaotique ?” Ne mesurant pas la gravité de son propos, sans doute parce qu’elle s’y adonnait soudainement et sans que j’ai pu en prendre une quelconque habitude, je répondais au bout d’un moment, et avec une froideur involontaire : “Non.” Elle resta silencieuse, et je me sentais dans l’obligation de m’expliquer un peu; je tentais de l’amener à partager mes penchants mystique et hermétistes, et ma conviction profonde que si la Providence est l’invention des sots, il n’en existe pas moins des harmonies invisibles auquel il faut s’efforcer de croire. Mais comme cela est fort confus dans ma tête, mon propos le fut tout autant, et je dus lui laisser percevoir que j’avais moins d’esprit qu’elle ne m’en supposais. Quand j’eus fini ma tentative de discours, elle n’eût pas à me traiter de benêt, mais l’arc de ses sourcils le disait avec toute l’éloquence dont je savais son visage capable. Nous commençâmes à prendre le chemin du retour, et elle fabriqua un rire mal amené, avant d’ajouter qu’il ne fallait pas prêter attention à son état présent et que notre conversation n’avait aucun sens. En revenant, je ne m’attardais pas et je la quittais rapidement.

Je ne sais pas si j’ai mal agi ce jour, ou si nos incompatibilités respectives eurent raison de nous. Il me semble que les moments d’abattements mettent à l’épreuve les amitiés. Ce mauvais passage commença à déchirer un peu nos rapports; après cela, à chaque fois que nous nous voyions, je lui sentais à mon endroit une certaine rancune. M’en voulait-elle de l’avoir vu dans une période de faiblesse ? D’avoir montré à mon tour mes propres limites ? Des deux à la fois ? Il se peut aussi, plus simplement, que l’obscurité passagère qui touche tout un chacun puisse, à sa manière, nous éclairer. Ce n’est pas que dans le besoin que l’on reconnaît ses amis; il existe des crises de mélancolie dont les bras les plus sûrs ne vous sortiront pas, il faut parfois attendre que le mauvais cortège qui s’est invité dans notre tête prenne la peine de passer. Et tandis que notre patience est mise à l’épreuve, certains êtres nous sont bénéfiques par leur seule présence, indépendamment de leur action, parfois même en dépit même de ce qu’ils peuvent dire ou faire. D’autres, qui parfois ont agi exactement comme nous pourrions le souhaiter, nous apparaissent pourtant comme tout à fait insupportables. De là vient je crois qu’on ressent parfois une peine égoïste lorsqu’on a le sentiment de ne pas pouvoir réduire le chagrin d’un proche; on se figure que cette bizarre fatalité des attractions vient de nous juger.

Il fallut encore de nombreux mois pour que nos relations s’enveniment réellement. Mais nous avions par moment des disputes plus fortes que par le passé, et nous nous quittions parfois très mécontents. Du reste, nos échanges s’espacèrent au fur et à mesure, jusqu’au jour où mes visites ne figurèrent plus dans nos habitudes et devinrent des occasions rares, entièrement destinée aux affaires professionnelles. Nous ne causions plus.

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