Terrain

Publié le 03.05.2017

Une chronique italienne

Cher journal,

Tout le monde perdait donc du terrain; Pagliadora, au sens propre et sans s’en rendre compte, Madame de T. et moi-même dans notre amitié; mais une chose progressait, la constitution de l’Estimo consolidé tant souhaité par Pompeo Neri. Ce travail mettait bien plus de temps à accomplir qu’il n’en aurait fallu, surtout parce que je ne m’en occupais pratiquement pas et laissait le pauvre Battista Ciarsti seul à devoir batailler pour éclaircir un peu l’échiquier fort complexe des propriétés. On savait, à gros traits, qui possédait quoi; mais dès qu’on voulait rentrer dans le détail, connaître les parcelles exactes, avec chacune son propre contrat, et des conflits à n’en plus finir sur le début et la fin des champs, on perdait un temps insensé. En outre, les deux autres propriétaires du vaste périmètre que je devais arpenter ne coopéraient pas. Pour finir, le document final devait être dessiné et certifié par un géomètre, lequel ne voulait jamais venir jusqu’à nous; aussi devais-je aller à Florence, lui fournir des papiers et des mesures, qui n’étaient jamais à son goût, pour revenir sur le domaine avec des instructions vétilleuses. Je trouvais qu’on se montrait un peu excessif dans le désir d’exactitude, et que puisqu’on voulait en finir avec les vieilleries, décider et dessiner à gros traits aurait bien pu suffire, mais je crois que mon manque de goût du détail me rend parfois un peu paresseux. Comme on me demandait de plus en plus de rendre des comptes sur mes progrès, j’épaulais progressivement Ciarsti et je me fâchais un peu plus avec le géomètre.

Ciarsti se montrait décidément remarquable, au fur et à mesure qu’il apprenait à se servir de son intelligence; il ne se plaignait jamais, quand il aurait eu bien des raisons de me dire que je lui confiais beaucoup de travail par rapport au peu que j’abattais moi-même. Il se montrait toujours un bon compagnon, et j’obtins qu’il passe moins de temps dans les lieux de perdition et qu’il ne joue plus d’argent; au reste il consacrait nombre de ses soirées à courtiser le Comte, et cette compagnie semblait être bénéfique pour le jeune homme, encore qu’il encourageait parfois un peu trop Pagliadora dans ses folies. Mais là encore, tous ses amendements à sa conduite ne m’empêchaient pas de le considérer comme un coquin.

C’est malgré tout en grande partie grâce à lui que l’inventaire et le tracé des terres de Pagliadora - dont la majorité, à présent, servaient de garanties au dette du seigneur - fut terminé, ce qui représentait le plus gros à faire de notre travail. J’espérais que lorsque nous nous pencherions sur les terres de Monsieur de T., je trouverais comment me réconcilier progressivement avec son épouse. Mais au moment où nous allions commencer à nous occuper de ces terrains, je fus convoqué par l’abbé Neri, et comme je devais également m’occuper du procès dont j’ai parlé avec un propriétaire qui tentait de se soustraire à l’impôt, il me fallait prévoir un long séjour à Florence. On ne pouvait douter de la compétence du jeune Ciarsti, et je ne pouvais pas le laisser sans travail pendant mon absence, l’oisiveté menaçant de faire revenir tous les vices qui l’avaient fin déserté; je le chargeais donc de se rendre régulièrement chez les T. et de préparer là bas les touches finales de notre cadastre.

Quand j’arrivai à Florence, l’abbé Neri me reçut, privilège rare, dans son bureau. Je pensais qu’il voulait parler du procès et des détails pénibles qui l’accompagnaient. Comme j’entrais, il restait assis, et me regardait sans parler. Je commençais donc : “Touchant le procès Sciavole, Monsieur le ministre…” Il écarquilla les yeux. “Que me chantez-vous là ? Quel est ce procès - et quelle importance peut-il donc avoir à mes yeux ? Et pourquoi parlez-vous donc avant même que je vous ai exposé les raisons de votre présence ?” J’avais interrompu le fil des pensées de l’abbé, qui sans doute méditait quelque progrès dont il détenait le secret. Je lui fis mes excuses, qui durent lui paraître un peu longue car il me coupa : “Mais asseyez-vous et taisez vous donc !”. Fort peu à mon aise, je songeais que Neri en avait peut être assez d’attendre pour un cadastre sur quelques lieues de mauvaises terres et allait me signifier la fin de mon service. Puis, comme il restait encore silencieux, je fus pris d’angoisse à l’idée que Battista Ciarsti s’était peut-être plaint de moi; et son nom de famille seul, peut-être, suffisait à ce qu’on l’écoute. Je mijotais de la sorte quand l’abbé Neri, chauffant ses tempes avec les doigts, se décida enfin à sortir de son propre monologue intérieur.

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