Évaporation
Publié le 10.05.2017
Une chronique italienne
Cher journal,
Je restais deux mois dans ces dispositions d’esprit. Ciarsti paraissait chaque jour plus heureux; et il m’annonçait que le cadastre serait très bientôt fini. Par chance, sa famille le rappela avant que l’ouvrage soit achevé. On m’invita à Borgo di San Sepolcro, on me fit toute une fête, on m’appelait le nouveau Chiron pour les dons de mentor qu’on m’imaginait. Les Ciarsti avaient trouvé une charge prestigieuse, à Florence même, pour Battista; et une épouse, avec cela; il partit, m’oublia, eut trois enfants, dont un illégitime, deux procès; je crois qu’il fut tué par des soldats vingt-cinq ans plus tard.
Je ne me produisais plus devant Madame de T.. Je vivais assez seul, d’ailleurs; à la fin de l’année, le comte Pagliadora disparut pour s’occuper du procès de sa fille. A son retour, et après avoir assisté au supplice de la pauvre fille, ce n’était plus le même homme. J’achevais le cadastre en inventant quelques éléments çà et là. Je l’apportais à Florence, fit mettre au point les dernières corrections par le géomètre, puis voulut le porter au ministre; mais Neri, déjà malade, ne pouvait pas me recevoir. Je reçus cependant une lettre quelques semaines plus tard, à mon retour; il me félicitait pour mon travail et posait de vagues questions sur la mise en place des expériences constitutionnelles. Il me demanda de rester sur place cette année, au moins jusqu’à la collecte; pour la suite, heureux de mon zèle, il me promettait une place plus importante. J’appris par la suite que les autres personnes chargées de commencer le grand cadastre de la Toscane avaient été encore plus paresseux que moi, et que le projet n’était qu’une ébauche.
Un jour, je reçus une étonnante invitation à souper de Monsieur de T.. Je m’y rendais, on y rencontrait surtout des savants et quelques hommes de lois. Madame de T. joua de l’épinette, fort bien d’ailleurs. Après quoi nous pûmes discuter un peu. Je lui demandais qui était l’un de invités, un homme qui semblait faire des ronds de jambes à son mari. Quelqu’un qui voulait une place dans une Académie, où l’avis de Monsieur de T. jouait beaucoup. Nous nous moquâmes de sa petite cour, de sa volubilité, de son air hypocrite; enfin comme à un moment il voulut montrer son érudition, il ne fût pas même capable de comprendre qu’il offensait son hôte tant il semblait lui faire la leçon. Tandis que nous en discutions à voix basse et l’air de rien, je lâchais sans y réfléchir : “Il me rappelle le petit Ciarsti”. Madame de T. me regarda d’un air blessé, comme si je l’avais insulté elle-même. Je mordais, trop tard, ma langue. À mon départ, comme nous échangions révérences et compliments, elle ne laissa bien sûr rien paraître. Mais elle mit tant d’excès dans ses politesses que je savais qu’elle voulait au fond me traiter de rustre. J’ai voulu tant l’effacer de mes pensées que je ne sais pas même ce qu’il advint d’elle ensuite.
Neri m’avait oublié. Je passais deux ans encore sur les teres de Pagliadora. Je buvais encore avec le comte, de temps à autres; mais il ne parlait pas beaucoup; il ne paraissait plus s’animer que lorsqu’il était en compagnie de sa deuxième fille, la jeune Violante, qui commençait à atteindre ses dix ans, et montrait déjà beaucoup de ce bel esprit et de caractère qui devait la rendre célèbre. Le Comte était revenu de Florence persuadé que Léopold Ier voulait la mort de la noblesse, ce qui n’était pas tout à fait faux. Il radotait à ce sujet et ne faisait plus attention à rien; sept ans plus tard, il ferait banqueroute. Mais cela, je ne le vis pas de mes yeux; un peu plus de six ans après mon arrivée dans ce pays, comme je recevais de mes hommes la cassette des impôts, on vint m’apprendre la mort de l’abé Neri. Je ne te surprendrais pas cher journal, si je t’apprends que j’ai pris tout le numéraire et que je me suis enfui. Mais l’argent disparut, lui aussi, assez vite.