Voyeurisme

Publié le 09.05.2017

Une chronique italienne

Cher journal,

Malheureusement, il faut bien de l’adresse pour mettre fin à ses sentiments, et ils ne disparaissent pas si aisément. Les semaines suivantes, je vivais oisif; Ciarsti faisait l’essentiel du travail. Il partait souvent chez les T., chaque fois un nouveau prétexte à la bouche, mais je n’étais pas dupe, et je me doutais que lui et la maîtresse de maison étaient désormais les meilleurs amis au monde. Je me consolais en buvant la cave du comte Pagiladora; nous étions lui et moi dans les bonnes dispositions pour cela. Il avait donné la main de sa fille aînée quelques mois auparavant, et les premières rumeurs de l’impiété de son mari lui remontaient peu à peu. Le comte, plein d’affection pour sa fille, cherchait désespérément à savoir s’il y avait un fond de vérité dans ce que l’on racontait et songeait que son honneur commandait quelque action - Eleonora, du reste, n’attendrait pas sa famille et deux mois plus tard, le comte devrait faire un long séjour à Florence pour assister à un lamentable procès dont l’issue n’est que trop célèbre. Un soir que nous étions ivre, tandis qu’une pyramide de chiens ronflait sous notre table, il me fit remarquer qu’il ne voyait plus guère Battista Ciarsti. Je répondais, laissant paraître mon amertume, qu’il passait son temps chez les T.. Le Comte ricana, et me demanda s’il n’y avait pas entre eux une idylle. Je l’assurais du contraire. Il me trouva trop certain, et me dit que Madame de T. était un démon - le Comte ne trouvait pas convenable qu’une femme dispose d’une telle indépendance. Je ne répondis pas à ce propos et déviai la conversation sur d’autres sujets; mais l’ivresse chauffa sans doute le métal de mes pensées tant que la suggestion du comte put s’y déposer pleinement et s’y fondre, au lieu de rebondir sur ma cervelle sans les atteindre.

Je me levais fort tard le lendemain. J’engloutis sans manières deux oeufs préparés par l’un des mes deux spadassins, dans l’espoir de me remettre de l’excès de boisson la nuit passé. Comme je me sentais encore fort mal, je pensai que l’air frais serait la meilleure médecine et commençai une petite promenade sans ambition. Mon crâne encore appesanti par l’ivrognerie, je ne me commandai guère et ne reprit conscience de ce que je faisais qu’après avoir marché deux heures; mes pieds, ou la mauvaise ménade qui malmenait alors ma volonté, me conduirent jusque tout près de chez les T.. Je n’avais pas vu Ciarsti à mon réveil; il avait du se rendre là-bas assez tôt et devait encore s’y trouver. Perdant complètement le peu de tête qui me restait, je pris un chemin de côté, sautait un ruiseau, et me faufilai discrètement entre les mûriers pour épier mon factotum et mon ancienne amie. Je les trouvais sans peine; le rire de Madame de T. tenait de sa personne et de son énergie, on l’entendait de loin. Je grimpais, afin d’achever mon ridicule, dans un mûrier assez épais pour me dissimuler, avec l’espoir que leurs pas désoeuvrés les emmèneraient suffisamment près pour que j’entende un peu leur conversation. Battista marchait les mains derrière le dos, un demi-sourire aux lèvres; je notai que sa chemise ne lui allait guère; elle, de son côté, montrait du doigt différent point de leur horizon que les branches me rendaient invisibles. Ils dévièrent du chemin que je les croyais prendre plusieurs fois, car ils marchaient comment les mouches volent; mais après quelques minutes, les voici qui vinrent enfin près de mon arbre. Au début, je ne compris pas leur conversation; ils devaient parler d’une famille, j’entendais de temps à autres “le père” ou “l’oncle”. Puis je m’aperçus qu’ils inventaient cette famille au fur et à mesure; ils avaient toute sorte de surnoms et naviguaient dans une longue généalogie; à un moment, Madame de T… dit : “Et ils prennent leur café all’a Pagliadora”, ce qui les amena tous deux au fou rire. Ce devait être une plaisanterie entre eux, je ne la compris pas; d’ailleurs, je n’avais jamais vu Pagliadora boire du café, je l’imaginais plutôt voir dans cette mode une dépense somptuaire dont il fallait se passer. Ils riaient tant que le souffle leur manquait et il leur fallut s’arrêter un instant juste sous mon mûrier. S’ils avaient levé la tête, quel spectacle aurais-je donné !, je devais avoir une mine effroyable et je les regardai comme un fou furieux. Ciarsti suggéra de continuer la promenade. Madame de T. répondit qu’elle se sentait lasse. Elle ajouta : “Avec tout cela, nous n’avons guère avancé, et je ne voudrais pas que vous ayez des ennuis avec Monsieur R., ni du reste que lui-même se trouve embarrassé que le cadastre ne progresse pas; la prochaine fois, nous devrons vraiment tirer au clair cette affaire de la vente des poderi de l’an dernier qui fausse tous nos calculs, plutôt que de discuter du haut lignage des Gariagareria”. Je pensais que Ciarsti répondrait quelques mauvais mots à mon endroit. Mais il n’en fit rien; au contraire, il lui fit ce début de réponse tandis qu’ils se remettaient en marche, et dont la fin me fit défaut comme ils dépassaient la portée de mes oreilles. “Mais Madame, le cadastre est bien avancé, il est pour tout dire presque fini. Et c’est bien mon chagrin, car lorsque cette tâche sera achevée, il me faudra de toute façon revenir parmi les miens, et dire au revoir à vous et à Monsieur R., ce qui me causera bien du chagrin.” Comme je n’entendais presque plus rien, je descendais de l’arbre, déchirant au passage à moitié une de mes manches; enfin, comme j’atteignais le sol, j’entendis à nouveau le puissant rire de Madame de T.. Je repartais comme j’étais venu. Il n’y avait à l’évidence rien à soupçonner quant à ces deux là; Battista se tenait fort bien; Madame de T. ne lui aurait de toute façon rien cédé s’il avait fait quelques avances.

Je rentrais pourtant très malheureux, car le peu de leur échange que j’avais entendu montrait qu’ils étaient l’un l’autres bien meilleurs amis que je n’avais jamais pu l’être avec elle. Et la triste vérité est que cette belle savante qui goûtait tant de disciplines austères et avec qui je devais toujours faire attention, appréciait simplement l’esprit de ce bon à rien au bord d’une vie d’aventure. Leurs fantaisies mutuelles s’accordaient et je n’y pouvais rien - à part m’efforcer de ne pas être trop envieux. Mais ma lucidité se dissipa peu à peu, et les jours suivants, je ne pouvais m’empêcher d’en vouloir à Ciarsti. Chaque fois qu’il paraissait devant moi, je me disais : regarde cet homme, c’est celui qui t’as volé ton amitié avec Madame de T.

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