Scène
Publié le 16.06.2017
Cher journal,
Tu n’es pas la seule chose imaginaire de mon existence; se tient sous mon crâne, chaque jour, un nombre parfois préoccupant de conversations inventées, souvent avec les mêmes personnes - comme, je le crois bien, la plupart de nos semblables. Une bonne partie de ces conversations sont d’ailleurs des disputes, où je m’attribue plus de répartie que je n’en aurais en réalité. Les chats qui observent les oiseaux derrière une fenêtre fermée claquent parfois des dents de frustration; et beaucoup de ces entretiens irréels ressemblent à cet exutoire.
Beaucoup de ces échanges où je me donne à moi-même la réplique en parodiant un autre finissent par se ressembler. Je les commence par instinct, sans même m’en rendre compte; et quand enfin je prends conscience que je m’y livre à nouveau, j’hésite entre m’efforcer de penser à autre chose ou tenter d’améliorer ce qui, bien des fois, m’apparaît comme une saynète convenue; et j’ai l’impression d’avoir sous mon crâne tout un mauvais théâtre, rempli de cabotins, dirigé par un metteur en scène aveugle à sa propre pompe, et qui rejoue à l’envie les criardises d’un dramaturge amateur; et je suis moi-même chacun à la fois de ces personnages insupportable, en plus de la personne dont j’imagine les réponses; les acteurs, le régisseur, l’auteur, les personnages du drame.
J’ai beau être lucide sur la médiocrité de tout cela, je dois avouer y prendre parfois un plaisir coupable, et, comme dans les demi-rêves qui nous parviennent quand nous sommes presque réveillés, et que nous pouvons légèrement contrôler, j’enfile toute la galerie de costume qui m’encombre, et je transforme l’essentiel des gens que je connais en autant de marionnette que je peux faire jouer sur la scène; jusqu’à ce qu’écoeuré par une si mauvaise fiction, qui ne décolle pas de la réalité en partant du bon angle, je finisse par avoir une véritable et piteuse conversation avec moi-même, désormais seul; mais, si je cesse d’imaginer une scène, des rideaux et un lustre, je ne suis pas tout à fait sûr d’être vraiment sorti du théâtre. Peut-être que l’espèce de cellule soudaine dans laquelle je me trouve n’est jamais qu’un sacrifice à la mode des représentations épurées - ce qui ne garantit pas d’échapper au vaudeville, ce qui sonne faux sur les planches sonnera faux sur le béton.
Je crois qu’il faut que je m’emploie à chasser les autres de ma tête; ou plutôt, cesser d’y parler à leur place. Mais j’ai déjà tenté !, cher journal, quand bien même je crois que la confession est une pratique inqualifiable, de te transformer en directeur de ma conscience, ou au moins en témoin sur lequel je pourrais bâtir mon propre et ultérieur procès, et c’est te détourner de ta nature. Aussi ne t’encombrerais-je pas plus avec les promesses d’ivrogne que je me fais parfois. Il me semble que ce nouveau projet d’épouillement de ma pensée vient surtout de l’horreur que je ressens à l’idée d’être moi-même peut-être un personnage dans la tête des autres; sans doute aussi mal écrit que ceux que j’héberge dans mes colloques intérieurs. Mais peut-être devrais-je avoir plus peur de ceux qui, passé les paroies qu’eux seuls peuvent franchir, se révèlent d’excellents dramaturges; ceux chez qui je suis plus vrai que nature.
De toute façon, je crois que je n’ai jamais aimé le théâtre.