Muixeranga
Publié le 30.06.2017
Cher journal,
Passé les derniers jours dans la ville de La R…, où, au milieu de la place centrale, on trouve une de ces grandes statues que nous ont légué des ancêtres aux goûts monumentaux, à leur effigie et à ceux de leurs héros anonymes, tous posés les uns sur les autres, l’air de tomber vers l’avant, au sommet d’eux souvent le plus jeune des leurs, un étendard, une bannière ou tout autre symbole de leur grand ralliement à la main, qui le porte au plus haut, comme l’étoile des sapins de noël. La laideur de cette érection locale me frappa, si bien que les jours suivants, un même cauchemar s’est formé peu à peu dans ma tête, comme si lui même était sculpté par une Mara jour après jour, et je n’en ai eu la forme complète qu’à la fin de mon bref passage là-bas.
Je passais dans une autre ville, qui ressemblait à une superposition de toute celle qui n’ont été que des séjours brefs, des villes dont je ne connais qu’un hôtel, une gare, et quelques rues centrales, et les unes ou deux caractéristiques dominantes, la couleur de la pierre, la forme des fenêtres, le panorama d’une chaîne de montagne au loin ou la fréquentation d’oiseaux rares; et celle-là vivait toute entière à l’ombre d’une statue titanesque, dont on ne voyait pas la fin, construite sur le même modèle que celle de La R…, et qui représentait une population indénombrable, mais dont chaque partie était parfaitement détaillé, jusqu’au pli des chemises fidèlement coulé, jusqu’à ce moment où le vent qui passe sur une robe lui fait entourer les jambes, aux chevelures autant qu’aux bosses des crânes chauves, et on devinait sans pouvoir compter chaque visage que dans des kilomètres et des kilomètres à la ronde, dans la région entière, et peut-être au-delà, chaque habitant avait dû poser pour que le, ou plus probablement l’armée de sculpteurs nécessaires à la réalisation de l’oeuvre ait pu en figer ainsi l’apparence. Et parce que le résultat appartenait à l’école de la manie monumentale, on entendait bien rendre compte de ce recensement et fournir pour chacun l’indice de sa profession, de son âge, de tout son état-civil, sans qu’il n’ait eu besoin d’une légende où d’une petite plaque vissé sur chacun où se serait trouvé gravé sa carte d’identité; mais parce qu’ils voulaient montrer l’unité fondamentale de tout ce qui composait la densité ainsi représenté, les auteurs avaient veillé à ce que, malgré la tour humaine que formait l’ensemble, à la manière de celle d’Algemesí, chaque niveau de l’édifice (qui contenait du reste un grand nombre de demi-étages et ne se prêtait pas aisément à une lecture par strate) figurât toutes les catégories de cette immense société pris au hasard, et n’apparaisse pas comme dans ces caricatures un peu passées de mode qui représentaient le monde comme une pyramide écrasant son vaste premier étage de prolétaires.
Comme les commanditaires avaient à tout prix voulu éviter de faire penser à cette image, tout insistait lourdement sur le croisement des professions et états à chaque niveau, si bien qu’en examinant tel ou tel personnage du monument, il paraissait n’être plus que l’incarnation d’une de ces autres images anciennes qui voulait coller des visages sur les grandes activités de l’époque, et on voyait qui était l’agriculture, qui l’industrie, qui le commerce, qui les arts; mais à force, et tous collés les uns sur les autres, ils n’étaient plus rien d’autre que des allégories. Mais d’une façon curieuse, plus leur fonction vous sautait aux yeux, plus on oubliait qu’il s’agissait d’une statue et ils apparaissaient comme une foule réelle, embarrassée d’elle-même, de la sueur du voisin immédiat, de la peau caoutchouteuse de la main de tel autre collé contre la sienne et de la respiration sifflante à quelques mètres, devant; ils m’apparurent tous comme en proie à la plus grande fatigue, épuisé de ne plus bouger et d’être pourtant entrechoqués, de se porter mutuellement, de faire bonne et immobile figure; l’ensemble était tellement grand que je ne pouvais pas distinguer quelle pièce on avait placé au sommet, qui portait le grand symbole qui devait sans doute couronner tout cela; et si l’oeuvre était achevé, ce dont je doutais de plus en plus, le sommet m’échappait et se confondait avec le soleil dans le ciel, même muni de jumelles je n’aurais pu l’observer sans être ébloui. Dans mon dernier cauchemar, je reculais plutôt que de m’attarder sur les détails, trop nombreux pour ne pas être inquiétant, et plus j’essayais d’embrasser toute la statue, plus elle me paraissait une aberration physique qui devait à tout moment céder sous son propre poids, craqueler de partout, et devenir un essaim de shrapnels en bronze qui criblerait d’un instant à l’autre la ville alentour. Une partie de mon inconscient voulut sans doute essayer de calculer la masse prodigieuse de l’ouvrage, et cherchant à obtenir de mon cerveau plus qu’il ne peut en fournir dans son sommeil, me réveilla. Je fuyais La R… presque au milieu de la nuit, la chemise pas encore fermée et les lacets dénoués.