Charognard

Publié le 10.08.2017

Cher journal,

L’autre matin, je me livrais à ce rite que les vélléitaires de ma nature pratiquent courramment, d’inventorier en moi-même la liste des corvées triviales du jour, avec la foi sincère, si toujours déçue, que le soir je pourrais la réviser et en voir l’essentiel accompli; et mes pensées seraient débarrassées de cet essaim de distraction qui m’empêche de ruminer en paix. Souvent, je ne parviens pas même à finir cette liste mentale, et j’échouais cette fois encore: pendant que je cherchais quel détail j’avais pu oublier, quel engagement me restait à tenir, quelle administration attendait un courrier de ma part, quel manque à combler dans le garde-manger, je me suis soudain rendu compte que je faisais toutes ces projections intérieures comme autant d’hypothèses abstraites, comme si tout cela ne portait sur rien, ne renvoyait à rien, que le “je ne dois pas oublier de…” était une phrase dans un livre et non quelque chose qui me concernait directement, une chaîne que je portais à mes propres pieds et que je devrais traîner.

J’ai eu pendant un très bref moment l’impression que la réalité existait et que j’appartenais au vaste ensemble de ses éléments; comme si j’avais oublié, à force, que je vivais, que je n’étais pas une de ces expressions figurées qu’on emploie sans cesse, tant et plus qu’on oublie son sens littéral - j’ai donc retrouvé mon propre sens littéral, au point de perdre de vue l’idée même qu’il puisse exister une formule figurée. Pendant ce minuscule instant de lucidité, je me suis surpris moi-même, comme si j’étais arrivé dans mon propre dos et que j’avais découvert ma pensée à nue, et que je la voyais sans le moindre cosmétique. Mais cette expérience fut si courte, que je ne peux être sûr de ce que j’ai réellement ressenti; tout de suite, en voulant dévorer cette miette, je l’ai recouverte de tellement de réflexions que je ne peux me prévaloir d’aucune certitude sur mon impression réelle d’alors.

J’essayais, par bonne volonté, de reprendre le cours de ma liste; sans y parvenir. Bien souvent, lorsque je réfléchis, je sais qu’on se meut plus facilement dans ses pensées, comme dans l’eau, que dans l’expérience immédiate, et je me méfie de telle ou telle idée générale qui me vient. Mais à cet instant, ce n’est pas au milieu d’une grande considération que je m’étais interrompu, mais dans le torrent personnel des factures, des courses à faire, de l’emploi des heures de la journée à venir. Même ces réflexions triviales et que j’aurais imaginé on ne peut plus concrètes, rentrent comme tout le reste dans le conte de fée que je me récite à nous-même. Ce constat a d’abord occupé l’essentiel de mes énergies, et m’a détourné de mes bonnes intentions; puis, j’ai cherché à savoir si cet instant, que j’ai abusivement qualifié de “lucidité” car il pourrait bien n’être qu’une illusion de plus, me paraissait une bonne ou une mauvaise chose.

Tu n’es pas l’endroit, cher journal, pour faire de la mauvaise métaphysique aussi ne te livrerais-je pas mes conclusions. Mais je peux tout de même écrire que je fonctionne souvent ainsi, par des illuminations qui ne procèdent pas d’une quelconque intelligence. Cela m’amène parfois à croire que les idées ne sont pas le produit d’une manufacture personnelle logée dans nos têtes, mais des grandes enveloppes invisibles qui flottent en l’air, à travers lequelles nous marchons comme dans des toiles d’araignées et qui s’agrippent à nous. Mais peut-être n’est-ce qu’une excuse de plus, pour justifier ces longues périodes de disettes, où je ne pense à rien et où il me semble que je n’imaginerai plus jamais rien, qui sont probablement autant d’instant de paresses.

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