Toits

Publié le 07.09.2017

Cher journal,

J’essaie de réunir dans ma mémoire les différentes fenêtres de ma vie. On peut découper sa vie en périodes regroupées autour des fenêtres récurrentes: par immeubles que l’on a habité, lieux de ses habitudes, refuges occassionnels. Ma plus récente ouverture familière donne sur pas moins de sept cours intérieures qui forment, depuis mon point d’observation, une lettre L à l’envers, comme installée dans un composteur et prête à imprimer. Autour de tout cela, une très grande quantité d’immeubles, sur plusieurs palliers car tout le quartier glisse le long d’un dénivellé; et tous les murs que l’on peut voir de ce point d’observation idéal ont autant de briques différentes, parfois mélangées dans de grandes formes plus ou moins triangulaires. On croirait un croquis de géographe, avec ses nuances de hachures, verticales, horizontales, diagonales - mais comment deviner ce qu’il représente ? Peut-être départage-t-il les territoires des animaux alentours, comme ce chat dans l’immeuble sur la droite, toujours posé sur un rebord surélevé, dont je ne sais pas s’il contemple la question du suicide ou s’il surveille son domaine; et les oiseaux, qui se tiennent prudemment éloignés de lui, que je ne vois pas mais que j’entends. A une fréquence trop grande à mon goût, des bureaux dans le paysage font jouer leur sirène d’incendie. Si elle n’interrompt pas les chants des oiseaux, il me semble qu’ils doivent trouver très impolie la créature invisible qui mugit dans leurs oreilles et parle ainsi au-dessus d’eux.

La vue est belle et terne à la fois. Elle invite à considérer certaines de ces merveilles sur lesquelles on passe trop vite, sans peser assez ce qu’elles ont d’étonnant : le feutre indélébile, la colle universelle, le pouvoir des agrafes. Je médite brièvement sur tout cela, car je n’ai pas le temps de me poser de plus grandes questions quand je suis là-bas. Ou parfois je regarde simplement, cherchant des yeux quelque chose qui bouge que je pourrais suivre de loin, comme le chat d’à côté. Hier, c’était deux silhouettes sur un balcon, occupées à se passer une pipe d’opium. Parfois, ce sont les banalités urbaines; des fleurs qu’on arrose, du linge que l’on étend. Mais le plus souvent, tout est immobile et le bout de ville semble n’être qu’un tableau.

Si je baisse la tête, juste sous ma fenêtre, je vois un immeuble en longueur où le toit descend peu à peu, jusqu’à passer juste sous mes yeux - à chaque étage, des tuiles de couleurs différentes. Dans sa pente immédiatement en contrebas, le toit contient deux vasistas, qui laissent deviner deux chambres. Celle la plus éloignée est occupée par un enfant; je ne l’ai jamais vu, mais je le devine sans peine aux couleurs vives des jouets sur sa table de nuit et le bout de plancher que je peux voir; aux livres rectangulaires rouges et bleus, dont je pourrais presque lire le titre si les verres de la fenêtre de toit étaient propres. Juste à côté, j’imagine que c’est celle des parents - presque vide, toute blanche, le lit impeccablement fait. Sans rien connaître d’autre de ces gens invisibles, je sais que leur cuisine doit être reluisante et je soupçonne que je les trouverais un peu ennuyeux. Parfois, après avoir regardé trop longtemps par les deux puits qui me permettent d’espionner les traces de leur passage, je me sens très triste pendant quelques instants. Je dois regarder ailleurs, ou m’éloigner; à vrai dire, c’est le seul défaut que je trouve à cette fenêtre, qui à cette exception près s’ouvre plutôt sur mon bonheur présent, mais que je ne peux ressentir que lorsque je regarde au dehors.

Entrée suivante Entrée précédente