Compromis

Publié le 21.09.2017

Cher journal,

Plusieurs relations, ces derniers jours, m’ont annoncé de grands changements dans leur existence; certains adoptent des privations, d’autres au contraire ont décidé de desserrer leur ceinture; et chacun d’abandonner sa patrie, sa profession, son régime. Tu sais, cher journal, combien je suis impressionnable - et comment moi-même, je suis pris par moment de dégoût à la pensée de ma propre vélléité, au point de vouloir les imiter. Mais je suis également méfiant quand je vois le monde autour de moi paraître s’ébranler et se mettre en mouvement; et le peu de physique que je sais, quand bien même il date de quelques siècles, me fait retenir que le passager d’une voiture, s’il est aussi bête que je le suis parfois, pourrait croire que c’est la route qui galope sous les pieds de son véhicule. Peut-être est-ce moi-même qui change, ne serait-ce qu’en prêtant plus attention à ce qu’on me dit.

À cela est venu s’ajouter, depuis quelques jours, les bruits d’un échaffaud que mon esprit construisait pour moi-même; mais j’exagère sans doute, et les charpentiers n’en étaient qu’à l’estrade du tribunal, car, respectueux de la procédure, ils attendront que je me passe en procès avant de travailler au moyen de l’éventuelle exécution. Dès que je prenais une décision, fut-elle la plus banale, j’entendais ce qui tient lieu d’opinion publique intérieure hurler à la compromission. Comme tout accusé qui se croit de bonne foi, je me cherchais des témoins qui pourraient attester de mon caractère; et dans un procès intérieur, ceux-ci ne peuvent être que les autres variantes de soi-même, des figures passées, ces fantômes qui nous semblaient mues par des convictions si fortes, peut-être abandonnées depuis, et dont ne nous reste plus du reste que les certitudes, plus que les actions; quant à la minutie de leur pensée, nous les avons bien souvent perdue. Que songeais-je alors, quand j’étais heureux, ou quand au contraire, je me sentais triste ? Je ne sais plus, ne me reste que ce que je croyais vrai, et le sentiment de la vérité comme un trésor palpable, qui ne se dilapiderait jamais. Mais un jour, il disparaît - ou pire, il se métamorphose.

J’invoquais ces esprits passés, mais ils étaient les premiers de mes contempteurs, m’accusant de les avoir bafoué. Nous nous regardions mutuellement avec horreur. Il me vint alors que tous ceux de mon entourage qui semblaient avoir trouvé la conscription qui leur convenait, et répondre avec joie à un ordre de mobilisation comme taillé à leur mesure, tous ceux là sans doute devaient avoir le même sentiment d’avoir accepté sans trop s’en apercevoir des dessous de table; ils se réveillent un matin, trouvent dans la doublure de leur veste une enveloppe remplie de billets; horrifié, sans souvenir réel de leur malhonnêteté et incertain du rôle de leur volonté dans toute cette affaire, ils passent la frontière au plus vite.

Voilà peu près ce que je pensais en marchant; et ce n’est pas que ces réflexions soient si profondes et lourdes qui me fit baisser la tête mais plus simplement que le soleil me tombait droit dessus. Aussi sursautais-je quand je me vis soudainement presque ceinturé; un barbu en Harrigton déserra légèrement son étreinte, et m’indiqua que je devais faire un détour; et, levant enfin les yeux, je trouvais devant moi tout un tournage. On distinguait, autour des rouleurs de cables et des poseurs de rails, un petit attroupement d’acteurs. Je les reconnus sans peine : ils étaient habillé selon la mode du moment, mais quelque chose dans l’impression générale semblait excessif - on aurait cru que des mannequins de catalogues prenant soudainement vie. Ils avaient l’air trop authentiques pour l’être réellement. Je m’excusais d’avoir manqué de perturber les opérations, et le garde me fit un geste magnanime pour signifier qu’on ne m’en tiendrait pas rigueur. Par curiosité et politesse, je lui demandais ce que l’ont tournait. “Un film. Tranquillement.” Cette précision me parut curieuse - encore que, les tournages, comme les guerres, surprennent de prime abord par le nombre de leurs temps morts. Ou peut-être pensait-il que la circonstance apparaissait comme extraordinaire, et qu’il fallait assurer les passants de la banalité de l’événement. Je fis le détour demandé, et non moins mystérieusement, m’aperçu que cet épisode m’avait lavé de tous mes sentiments antérieurs. Je profite depuis d’une quiétude qui m’a beaucoup fait défaut depuis quelques semaines.

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