Animosités

Publié le 23.10.2017

Cher Journal,

Je savais un peu des mauvais coups de S., et je n’en ai rien dit quand il m’a insulté publiquement, parce que ce que j’avais appris venait du commérage; ou qu’on me l’avait dit par confidence et que j’aurais trahi la confiance d’un ami qui me pardonnait beaucoup de nos différences; ou parce que cela impliquait des tiers, qui n’appartenaient pas à cette querelle particulière, et que je ne voulais pas traîner dans une lice dont ils s’étaient tenu à l’écart; ou que je faisais preuve d’élégance en face de quelqu’un qui m’en paraissait incapable, pour reprendre un ascendant que j’avais perdu dans une autre dispute, où il disposait de meilleurs arguments que les miens; mais suis-je seulement prêt à accepter cela ? Ce serait me grandir et mettre un masque encore trop flatteur sur ma mesquinerie - car la vérité est qu’il me paraissait l’emporter dans la partie la plus facile de la discussion, et ne pas se montrer capable de regarder l’autre côté des choses; et que je me rappelais les piques à son sujet, lancées par tel ou tel, avec un certain plaisir puisque je me sentais moins seul à ne pas apprécier le personnage; et que je me souvenais de ses propres manifestations d’égoïsme, de sa manière de vouloir prendre dans la poche des autres quand la sienne me paraissait si remplie, et de choisir si souvent les plus idiots - dont moi-même - pour débattre, plutôt que de s’attaquer aux plus malins, qui souvent, du reste, l’évitaient.

Si un démon nous forçait à tracer sur le papier l’ensemble des commerces que nous entretenons avec nos connaissances, nous serions en peine de placer exactement certains noms, parce que nous ne savons pas exactement à quelle distance nous nous plaçons à leur égard. Ceux qu’on aime - ceux là sont vite situés, les premiers parmi tous les autres. Ceux pour qui on n’est jamais parvenu à se départir tout à fait d’une haine, justifiée ou non, peut-être même parce qu’ils n’ont jamais rien fait d’autre qu’attiser toujours en nous, à leurs corps défendant, une irritation perpétuelle; ceux-là aussi, on les place aisément. Et au-delà, toute une colonne d’indifférent, nous pourrons les placer sur la carte sans trop de peine, pour peu qu’ils disposent du détail qui les accroche à notre mémoire. Mais passé ces cas les plus simples nous nous retrouverions, à moins d’être prêt à tromper le diable qui nous tiendrait en joue, dans l’obligation de calculer la latitude et la longitude de certaines relations qui échappent à ces coordonnées trop simples. Par exemple ceux envers qui nous soupçonnons une antipathie naturelle, mais nous nous méfions de nous même, alors on pense que cela doit être par jalousie de notre part, ou par intolérance, et nous nous déjugeons quant à la personne incriminée parce que nous sommes plus coupable sous notre propre regard. Pendant parfois des années, nous cherchons à nous corriger, et nous entretenons des liens, des amitiés, certains peut-être même des passions !, comme à travers des lunettes, chassant toujours notre réaction naturelle: ah oui, ce propos est intolérable à mes oreilles, mais il s’agit de S., et j’ai oublié de m’équiper en conséquence. Souvent, la volonté, l’esprit de justice, l’ouverture d’esprit, ou quelle que soit la source de cette brique de bonne intention, ne peut l’empêcher de se briser avec le temps - s’ensuit un éclat et enfin on peut situer la personne avec plus de netteté. Ou parfois, je suppose, mais je ne m’en rendrais pas même compte le fait accompli, tous ces efforts finissent par payer comme dans les livres de morale, et on oublie jusqu’au sentiment initial - on croit à cette vieille fable d’une amitié prédestinée.

Il existe aussi, bien sûr, la situation inverse, qui nous fait apprécier des gens contre notre logique, l’avis général, ou l’expérience. Il faudra se contrarier, comme lorsque je devais utiliser mon autre main pour me conformer aux moeurs - encore que ce sera, cette fois, pour de meilleures raisons. Comment placer sur la carte tous les gens qui tombent dans ce conflit, pour qui on fait parfois plus d’efforts que pour ceux qu’on compte comme des amis ? De tout cela, je ne crois pas que nous ayons sur le moment une idée très claire - sauf dans les moments où, comme celui où je me trouve à présent suite à cet échange si désagréable, on en vient à se demander quels sentiments exacts on nourrit à l’endroit de quelqu’un, et on s’aperçoit qu’il tombe exactement dans cette catégorie.

Sans doute nous-même devons nous jouer le même rôle pour d’autres; parfois pour la personne même avec laquelle nous avons la même relation. Et les deux se souffrent mutuellement plutôt que de se serrer la main une dernière fois, et se prêter des serments d’inimitié.

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