Enveloppes

Publié le 20.10.2017

Cher journal,

Depuis quelques années ma boîtes aux lettres contient certains jours, sans aucune régularité dans le rythme des envois, de grandes enveloppes en papier kraft ou parfois des paquets entiers dont je devine qu’ils proviennent d’une même source inconnue de moi, remplis de documents dérobés à des gens dont le nom me dit vaguement quelque chose, mais que je connais à peine; le plus souvent des magnats d’un second ordre, secrétaires d’États lointains, colonels d’armées de puissances mineures, industriels ou financiers spécialisé dans des minerais connus des seuls géologues ou dont les noms ne comptent que pour les techniciens de certains marchés obscurs et ministres plénipotentiaires d’archipels; autant d’individus dont, si on ne me donnait que le nom, je penserais qu’il s’agit des personnages d’un vieux film, quand ils existent pourtant bel et bien. Les enveloppes contiennent le plus souvent des informations sans doute précieuses pour certains, mais que je suis dans la plupart des cas bien incapable d’exploiter; des comptabilités qui ne me disent rien, des talons de chèques dont le montant me fait frémir mais sans objets ou destinataires, des dessins techniques et des correspondances d’affaires, tout cela écrit la plupart du temps dans des langues et des alphabets que je ne déchiffre pas.

Peut-être ai-je dans une de mes nombreuses vies passées, préparé un réseau d’informateurs pour me fournir ainsi, et depuis, toute cette opération est sortie de ma mémoire. Ou plus probablement, l’organisation, l’institution ou l’espion solitaire qui m’envoient tout cela, le distribuent à beaucoup d’autres, et je ne suis qu’un nom dans leur liste d’adresses, comme sur ces innombrables inventaires de destinataire de réclame dans lesquels je figure. Sans doute attendent-ils quelque choses de ma part, et je ressens une certaine culpabilité à l’idée de décevoir sans cesse mon expéditeur, car je ne fais rien d’autre que regarder tous ces papiers en rêvassant, comme lorsque je lisais les catalogues des agences de voyages : je ne fais que tourner les pages. On m’enverrait des dossiers sur des potentats plus proche, peut-être à la rigueur pourrais-je en tirer un peu plus, mais l’expérience m’en fait douter. Je crois du reste que ma source ne sait pas plus que moi ce que valent ces documents, et se contente de les compiler, préférant ceux qui portent la mention “confidentiel” quelque part - mais j’ai vu trop de fois tamponner les paperasses les plus banales de la sorte pour accorder du crédit à cette seule mention. Mais sans doute, si les noms qui figurent dans les dossiers m’étaient plus familiers, ils auraient pour moi une réalité toute différente et je serais, tantôt indigné que l’on viole la confidentialité d’une figure honorable, tantôt certain qu’il y a quelque part dans ce volume la preuve des agissements indignes que je lui suppose. Ou peut-être suis-je simplement trop ignorant; dans un monde sophistiqué, il se peut que les abus aussi soient des prodiges d’ingénierie, invisible de prime abord au regard non entraîné.

Je passe généralement le plus de temps sur ce que tout le monde peut comprendre, les détails de la vie privée; ainsi, j’ignore si Monsieur X, a l’autre bout du globe, a fait construire sa maison de vacances grâce à un montage financier complexe, mais je peux tracer de mémoire les plans d’architecte de celle-ci, et décrire la photographie de son chalet de montagne, le jaune vif des fleurs d’une prairie voisine, le mauvais goût de la ferronerie qui entoure sa cheminée. De même ai-je lu sa correspondance intime, tout en me demandant comment on pouvait écrire d’aussi mauvaises lettres d’amour; et je sais par une facture l’étrange musique patriotique et folklorique qu’il écoute. J’ai honte de ma curiosité si mal placée et de la sévérité de certains de mes jugements, mais toujours après coup.

Bien sûr, j’ai cherché, plusieurs fois, à identifier le mystérieux expéditeur. J’ai rôdé autour de ma boîte aux lettres, sans succès; je me suis lassé au bout de quelques jours, et entre temps, reçu une nouvelle livraison. J’ai cherché des indices à partir des timbres et des cachets des postes, mais les uns comme les autres proviennent chaque fois de nouveaux pays. J’ai vérifié l’authenticité de certains documents, me suis embarrassé auprès de traducteurs en leur demandant de m’expliquer le contenu de certains papiers sans pouvoir leur expliquer à quelles fins. Je me suis résolu à ne faire rien d’autre qu’entreposer le contenu de ces colis; j’en ai des dossiers entiers, au pied de ma bibliothèque, qui occupent autant de place que mauvaise conscience qui oscille comme un pendule, sans savoir à quel titre exact elle doit me condamner; est-ce pour les garder ainsi ou pour ne pas chercher quoi en faire exactement ?

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