Renoncement

Publié le 23.11.2017

Cher journal,

A. doit appartenir à la catégorie de ce qu’on appelle les figures publiques, mais du second ordre. Pourtant, impressionnable comme je suis, je me laissai intimider lorsque je reçus son coup de téléphone et je passais plusieurs jours à me répéter en moi-même, comme si j’essayais un nouveau vêtement devant le miroir, le bref et banal compliment qu’il m’avait fait lors de notre bref entretien. Les années suivantes, je trouvais le personnage de plus en plus ridicule - probablement parce qu’il ne paraissait plus si séparé de moi par l’estrade de la scène publique dont il avait dû descendre pour me demander mon avis sur le temps qu’il fait.

À cette époque, je ne tenais pas de journal, et me trouvais donc démuni d’un ordre de bataille dans la guerre contre mes petitesses; je me contentais, lorsque j’en voyais une, d’essayer de l’affronter immédiatement, ce qui la tenait à l’écart quelques jours mais elle ressortait bien vite de sa tanière dès que mon attention se portait sur autre chose. Je ne tardais pas à me rendre compte que le mépris que je ressentais depuis peu envers A. ne me grandissait guère, et m’efforçais de le combattre - guère aidé en cela par Rt. Hon. qui, pour me taquiner, dès que sa voix sortait du poste de radio, ou que la télévision dessinait son visage, s’écriait : “Regarde, c’est A. !, c’est ton héros !”. Elle savait que je protesterais pendant dix minutes, m’écriant que si j’avais pu apprécier une ou deux de ses remarques par le passé, cela ne méritait guère qu’on m’inscrive à son fanclub.

Voilà à peu près la situation dans laquelle je me trouvais lorsqu’un jour, tandis que j’occupais une table au fond d’un de ces cafés tout en longueur, et que je m’escrimais à comprendre un point obscur de jurisprudence avec l’aide d’un livre de droit, je vis arriver A., accompagné d’une jeune personne. Lui seul portait une alliance à la main gauche. Ils passèrent une demi-heure à relire ensemble un texte; A. parlait doucement, et suggérait de nombreuses corrections. Après quoi, il donna des conseils assez vagues pendant quelques minutes. Puis ils se livrèrent à des agaceries avant de s’embrasser d’une façon qui me parut quelque peu indécente. Toute cette scène m’énervait d’autant plus qu’il avait l’habitude, tandis qu’on l’invitait à discuter sur un problème d’actualité, de se moquer souvent de lui-même et de ses piètres capacité de séducteur. Enfin, je réglai ma note et considérai que mon indignation devait se ranger dans les attaques de pruderie auxquelles je suis si aisément sujet. J’oubliais tout cela, et, les années suivantes, tournais les boutons des appareils qui diffusait sa voix, surtout que me revenait toujours, derrière le ton éditorial, les accents doucereux qu’avaient alors surpris mes oreilles.

Voilà quelques jours, je découvre un pamphlet de sa main où il plaide pour les bonnes moeurs. J’ai soupiré devant cette nouvelle tartufferie, sans m’en émouvoir outre mesure. Je crois même m’être habitué à l’idée que si je le recroisais un jour, je me contenterais de le saluer poliment; probablement voudrais-je lui rendre un compliment pour être quitte de ce que je lui dois, avant de trouver le premier prétexte poli pour l’esquiver. J’ai renoncé à l’idée de faire une scène, d’exposer le mensonge de quelqu’un qu’au fond je ne connais pas, qui ne servirait à rien, qu’à rajouter plus d’inélégance encore dans tous les tableaux de mes souvenirs où il figure.

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