Hygiène

Publié le 30.11.2017

Cher journal,

Je crois que la coquetterie est le véritable défaut universel, mais que chacun place la sienne où il l’entend. Ainsi, pour ma part, si ma coiffure reste une improvisation quotidienne, la propreté et le lustre de mes cheveux me préoccupe d’une façon sans doute déraisonnable. Et nous sacrifions à nos coquetteries comme aux dieux anciens: pour ma part, je vais à l’autre bout de la ville et je maintiens une amitié avec un couple d’hurluberlu, les J., pour la seule raison qu’ils produisent le meilleur savon que je connaisse.

Les J. adhèrent aux principes de l’école salubristique, qui promeut une recherche perpétuelle de la propreté. Lorsque je me rends chez eux, je dois d’abord passer par une espèce de sas de décontamination, que les époux ont fabriqué avec beaucoup de fierté, en suivant un processus décrit sur un site internet qui indique la stratégie à suivre pour l’organisation salubriste de sa maison. Avec le froid qu’il fait en ce moment, lors de ma visite d’hier, je sortais à moitié tremblotant de cette douche initiatique; mais les J., très hospitaliers, se sont précipités pour m’offrir une serviette et me frictionner. J’en avais à peine fini qu’ils me l’ont arraché des mains pour la mettre à laver sans plus attendre; j’enfilais ensuite les tenues stériles qu’il faut porter en leur présence. Ils m’ont montré la caisse de shampooing que je leur avais commandé, déjà prête, sévèrement enroulée dans plusieurs épaisseurs de film plastique. Je n’avais rien à leur payer - ils n’auraient pas accepté, de toute façon, le moindre numéraire, contaminé par ses passages de mains en mains - ils préfèrent de très loin la monnaie scripturale, qui est si propre par nature. Mais comme, lorsqu’on fait du commerce chez soi, on perd l’habituelle froideur des transactions propre à une boutique, qui permet au marchand comme au client de se contenter de quelques amabilités sans plus et d’en rester là, ils se sentirent obligés de m’inviter à déjeuner, et moi d’accepter leur invitation.

On se mit à table après d’interminables ablutions, et encore fallait-il avoir toujours à portée de main un petit bol rempli d’eau mêlée à je ne sais quel détergent. Les assiettes rutilaient sur la toile cirée qui recouvrait la table. La nourriture, traitée selon des procédés d’assainissement qu’ils m’expliquèrent mais que je me suis empressé d’oublier, me parut un peu insipide. Les J. savaient bien que je ne partageais pas leur manière de penser, et avec une courtoisie qui mérite toute ma reconnaissance, ne firent pas de commentaires sur les gens plus indifférents qu’eux à la poussière et aux saletés ordinaires - ils nous appellent d’habitude, et dans leur littératures et discours, des scoriolâtres. J’évitais toute discussion politique, qui nous aurait sans doute entraînée beaucoup trop loin. Et j’étais bien trop poli pour me moquer ouvertement de la salubristique, ou suggèrer que leurs convictions relevaient que de l’hypocondrie ou tenaient de l’esprit de secte - au contraire, je savais les J. fortement anticlérical. Passé les quelques compliments sur leur domicile et leur nourriture, je me trouvais à court de conversation. Pour donner des excuses à mon mutisme, je buvais sans cesse, ou plutôt, j’essayais, mettant à ma bouche dès que je pouvais mon verre d’eau - d’où émanait un puissant et désagréable goût de javel.

Madame J., partageait manifestement le même malaise que moi, et cherchait à se montrer aussi diplomatique que possible envers, sinon un ami, au moins un bon client. Et par bonheur, elle trouva un sujet sur lequel elle pouvait s’exprimer sans risquer de me blesser, et sans sacrifice de son intégrité. Elle me parla d’un de leurs anciens camarades, du même courant qu’eux, avec lequel ils venaient de couper les ponts. Ce malheureux, m’apprit-elle, qui se piquait pourtant de partager leur lutte contre la crasse sous toutes ses formes, avait osé défendre le principe du savon de fiel plutôt que la chlorhexidine. Je hochais la tête en tâchant de prendre un air grave. “Je l’ai toujours trouvé suspect. Il se rongeait les ongles. Cela aurait du nous mettre la puce à l’oreille”, ajouta son mari. Ils passèrent le reste du repas à alterner entre des commentaires sur d’autres mauvais salubristes et à tremper leurs mains dans le bol purificateur. Ils évoquèrent par exemple un couple similaire au leur, sauf qu’il paraissait évident que l’épouse trainait des pieds, c’était son mari qui adhérait pleinement aux vues salubristes. “Qu’elle ne partage pas notre point de vue, c’est tout à fait son droit bien sûr !,” s’empressa de préciser Madame J. “Mais lui, quel lâche !, il devrait la quitter, il y a un moment, il faut savoir quand c’est la fin.” Monsieur J., pour sa part, s’agaçait surtout de toutes les plaintes qu’il recevait de divers membres du mouvements. “Ils se plaignent tout le temps, je n’en peux plus. Ils n’arrêtent pas de dire à quel point tout est pénible, ils cherchent désespérément des exemptions; Alceste veut ne pas avoir à porter de charlotte; Ignace voudrait ne pas bouillir tous les ingrédients avant de les cuisine; Willemina trouve que fabriquer sa propre douche antisceptique, c’est trop cher… c’est épuisant de les entendre, et il faut leur remonter le moral tout le temps et les galvaniser !, j’ai autre chose à faire, moi aussi !” Je compatis à tous leurs maux et dus leur plaire assez pour qu’ils m’offrent une bouteille d’émétique, “pour me laver l’estomac”.

J’ôtais les différents emballages que j’avais du enfiler pour entrer chez eux, et empruntais par le sas de sortie - heureusement, cette fois, sans douche de sécurité, sans quoi j’aurais fini par attraper une pneumonie. Je repartais, ma caisse de shampooing à la main. Tandis que je titubais dans la rue en essayant de trouver la manière facile de porter mon bagage, je vis derrière les quadruples rideaux de leur fenêtre le vague contour de deux silhouettes. Ils avaient l’air de deux spectres qui me saluaient de l’au-delà.

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