Sommets

Publié le 01.02.2018

Cher journal,

En rentrant chez moi hier soir j’ai fait un bout du chemin avec W., avec lequel je ne sais jamais trop sur quel pied danser : il pratique un demi-sourire perpétuel qui me donne l’impression que tout ce qu’il dit doit être pris dans un sens figuré. Tout semble, chez lui, contribuer à le rendre insaisissable; il ne paye pas de mine mais c’est un grand sportif, avec une passion pour l’alpinisme qui m’échappe un peu. Il a ainsi porté sa petite taille jusque sur les sommets de la plupart des montagnes du continent. Un incident pendant notre trajet me confirme que je serais toujours surpris par lui.

Tandis que nous avancions sur l’une des grandes artères, je vis un petit attroupement; sur le côté, au plus loin de la chaussée, trois individus à l’allure de notaires pendant un enterrement regardaient d’un air grave; au milieu, des policiers dans la pose où on les voit souvent, en train d’attendre on ne sait pas très bien quoi, arrivés après le délit, ayant collecté les témoignages nécessaire à l’établissement du procès verbal, mais qui restent pourtant encore un moment sur les lieux du crime ou du délit; et, au bord du trottoir, un jeune homme en chemise - chose curieuse par ce froid - le visage et les bras couvert de ce qui m’apparut d’abord comme des plaques rouges. Quand nous abordions cette scène, j’étais en train de réfléchir à je ne sais plus quelle préoccupation sans importance, aussi passais-je sans essayer de reconstituer la raison de cette scène, et je pris les grandes marques rouges pour une maladie de peau. Mais comme nous venions de traverser ce tableau, W. poussa une exclamation, et à peine avions nous franchi le groupe qu’il se retourna pour regarder un peu ce qui se passait. Je le crus d’abord sous le coup d’une curiosité malsaine, et je me sentais très embarrassé de devoir faire ainsi le badaud à ses côtés. Puis, il s’étonna de l’absence de pompier. Comme je regardais de plus près le jeune homme, je m’aperçus que les marques rouges étaient en réalité des blessures. Il avait sans doute été attaqué; on lui avait volé son manteau et, après un premier coup porté au visage, il avait dû lever les bras pour se protéger. Je répondais à W. que les policiers qui regardaient aux alentours, tous les témoignages ayant été collecté, attendaient sans doute la venue d’une ambulance. La détresse l’émut, et il pesta contre cette ville où, en fait de sophistication, on attend dans le froid, seul, regardé par les autorités et les notables; ailleurs, m’assurait-il, les choses se passeraient différemment.

Je ne fis pas de véritable réponse. Je m’inquiétais d’abord de mon propre détachement. Je l’attribuais d’abord à mon très grand âge; quand on a vu, siècles après siècles, toutes les formes de violences, perpétrées par les armées, les malfaiteurs, les foules en colères, les tyrannies, les résistances et toutes les instances, chaque fois nouvelles, capables de brutalité, on perd un peu au passage de sa capacité à la compassion immédiate - et on ne constate pas même la diminution progressive des occurrences, puisqu’entre temps, l’empire des rumeurs, puis ses héritiers modernes et institutionnels, remplacent le spectacle immédiat des férocités par leur récit. Comme je découvrais que W., que j’aurais cru encore plus fataliste et détaché que moi, tout au contraire, n’acceptait pas la fatalité, j’eus honte à la fois de l’avoir si mal jugé et de ne pas être à sa hauteur.

Nous repartîmes, et dans les quelques mètres qui restait à notre chemin en commun, j’interrogeais brièvement W. sur le dernier sommet qu’il avait conquis et le pays alentour. Hélas, il n’avait à répondre que des platitudes et se montra incapable d’exprimer quelle passion le poussait à gravir des montagnes, et quels sentiments exacts il ressentai à cette occasion. Sur le reste de mon trajet, à présent seul, j’ai essayé de réorganiser mes pensées et mes souvenirs, pour conserver l’image de la compassion de W. et éliminer celle qui me paraissait plus ennuyeuse - avant de m’apercevoir que c’était peut-être de ma part une injustice et, en somme, une mauvaise action. Je dois me rappeler de le relancer sur son sujet favori la prochaine fois.

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